L'écume des lettres      Proprièté familiale depuis 1995
      Le goulag  
Le Goulag
Plus célèbre aujourd'hui que le NKVD, le Goulag (abréviation de Direction générale des Camps) était l'administration du NKVD responsable des camps de détention et de travail forcé disséminés dans tout le pays, des Îles Solovki dans la mer Blanche jusqu'à la fameuse et mortifère Kolyma, en Sibérie extrême-orientale.
L'archipel du Goulag constitue en URSS stalinienne un véritable monde à part, avec sa population, ses mœurs, sa géographie, ses institutions et son économie propres.
Véritable État dans l'État (la « petite zone » en jargon détenu, le reste du pays étant la « grande zone »), le Goulag a la haute main sur des régions entières : le Dalstroï gère avec la Kolyma un territoire grand comme la France, et nombre de camps ont l'étendue de plusieurs départements… Il aurait compté 476 ensembles concentrationnaires entre 1929 et 1953, recouvrant une variété infinie de bagnes spéciaux, d'isolateurs, de camps mobiles ou fixes. Jusqu'à 18 millions de Soviétiques sont passés sous ses ordres, certains pour plus de 15 ou 20 ans, ainsi que des ressortissants de 110 nationalités. Un proverbe russe disait : « Qui n'a pas été déporté le sera ».
Le tsarisme utilisait de longue date ses bagnes pour réprimer les éléments hostiles, tout en peuplant et en russifiant du même coup la Sibérie et autres régions lointaines. Pendant la guerre civile russe, la Tchéka a déjà recours à l'internement des suspects et des ennemis dans des camps. Ceux-ci n'ont pas de fonction productive, ne sont qu'un moyen répressif parmi d'autres, et n'abritent qu'une population relativement limitée. Cependant, ils créent un précédent, et ne disparaissent pas avec la défaite des Blancs. Le 1er juin 1923 est inauguré le bagne des îles Solovki: il est généralement considéré comme le laboratoire des pratiques-clés du Goulag stalinien. Pour la première fois, les détenus politiques y sont mélangés aux criminels de droit commun (les ourkis, dont les violences terrorisent les autres prisonniers), et la ration y est proportionnelle au travail fourni : le détenu qui n'accomplit pas sa « norme » mange moins, sans qu'importent ses besoins réels.
Avec le Grand Tournant de 1929-1930, la population carcérale et concentrationnaire explose d'un coup. L'afflux massif de paysans dékoulakisés et la déportation en camp de travail pour faute professionnelle ou politique (or tout peut constituer une faute) fournissent soudain une main-d’œuvre inépuisable pour la construction de grands aménagements, ou l'extraction des richesses naturelles. En peu d'années, les camps prolifèrent, leur réseau couvre tout le pays. Le zek ou détenu devient une véritable catégorie sociale à part entière, et le Goulag se voit attribuer un rôle économique très important.


Bagnards sur le chantier du canal Baltique-mer Blanche (Belomorkanal), 1933.
En 1931-1933, le creusement meurtrier du Belomorkanal (canal de la mer Blanche) par 100 000 détenus armés de pics et de brouettes rudimentaires, est le premier des grands travaux (inutilisable) du Goulag. Il est suivi du canal Moscou-Volga-Don, de routes et de lignes de chemin de fer en Asie centrale et en Sibérie (BAM, Siblag). Des « camps volants » coupent le bois dans la taïga. Des détenus aident à l'industrialisation de l'Oural, au remodelage des grandes villes, à la construction de la nouvelle Moscou et de son métro. Le Goulag permet aussi d'extraire l'or et l'uranium de la Kolyma, le nickel de Norilsk, le pétrole de Petchora, le charbon de la Vorkouta. Après-guerre vient la construction de barrages hydro-électriques sur la Volga et les fleuves sibériens. Les dernières années de Staline sont marqués par certains projets mégalomanes que même les administrateurs du Goulag jugent en silence irréalisables : le plan Davydov prévoit ainsi de fertiliser les déserts et la Sibérie, et la construction de la « Voie morte », une ligne ferroviaire en pleine toundra marécageuse sur le cercle polaire, sera abandonnée à la mort du dictateur sans avoir jamais pu faire circuler un train42.
Tout s'accomplit dans des conditions climatiques souvent extrêmes, avec peu d'outils, de nourriture et de protection, et sans souci de la vie et de la santé des détenus. Le Goulag est dépourvu de machines et d'outillage moderne, et il freine même la mécanisation et à la modernisation de l'URSS, puisque l'on sait pouvoir se reposer sur l'exploitation de cette masse corvéable à merci. Beaucoup d'énergies sont gaspillées, la qualification de nombreux détenus reste inutilisée - sauf dans les charachka, développées après-guerre par Beria, où des savants et des techniciens prisonniers travaillent dans une stricte discipline, mais avec de meilleures conditions de vie.
Les plans et les normes irréalistes, la déportation chaotique et pêle-mêle de n'importe qui, les mauvaises conditions de vie et de travail ont contribué à désorganiser le Goulag, sans compter les fusillades des Purges ou la famine au cours de la guerre. Le Goulag n'a jamais eu non plus les moyens de ses ambitions : trop éloignés, livrés comme toute l'URSS à l'incurie, à la corruption, au vol et au système D, la plupart des camps ne reçoivent et ne distribuent qu'un ravitaillement insuffisant. Sa bureaucratie pléthorique (1 fonctionnaire pour 12 détenus) coûte cher sans bénéfice aucun aux zeks. Enfin, les détenus se protègent en pratiquant en masse la « truffe » (trouffa), c'est-à-dire le travail bâclé ou simulé.

La fonction répressive du Goulag semble donc bien l'avoir emporté sur les tâches de production. Il n'a jamais représenté guère plus d'un pour cent de la production industrielle soviétique43. Régulièrement déficitaire, « le pays en est même réduit à payer fort cher le plaisir de le posséder » (Soljenitsyne). Les successeurs de Staline ne chercheront donc pas à maintenir ce système concentrationnaire hypertrophié et contre-productif.
La population concentrationnaire : les zeks[modifier]
Les camps ont retenu des effectifs variables, constamment changeants, et à la composition très mouvante. Le million de zeks est atteint avec les afflux massifs des Grandes Purges, mais l'invasion allemande vide les camps de nombreux hommes valides, relâchés et envoyés au front. Ceux qui restent sont les détenus politiques, les femmes, les hommes trop jeunes ou trop âgés, exposés à une surmortalité effarante (25 % de décès selon Anne Applebaum) en raison de leur vulnérabilité à la famine générale que la guerre cause dans le pays et dans les camps. Les années d'après-guerre marquent l'apogée historique du Goulag : après 1945, il détient en permanence deux à trois millions de personnes.
Il faut leur ajouter les deux à trois millions de « colons spéciaux » (paysans dékoulakisés et minorités nationales, déportés par familles entières) : ceux-ci ne vivent pas en camp, mais n'en sont pas moins des exilés astreints à résidence, et des citoyens de seconde zone surveillés et discriminés, ainsi qu'une main-d'œuvre docile et bon marché.
La composition des détenus évolue sans cesse. Dans l'ensemble, les détenus « politiques » (kontriki) n'ont jamais représenté plus de 10 % du total. Les intellectuels, auteurs de la plupart des témoignages, sont moins de 1 % des captifs. Le Goulag a d'abord frappé les catégories populaires : 92 % des détenus en 1935 n'ont pas ou peu d'instruction. Les femmes d'abord très minoritaires passent avec la guerre de 7 à 26 % des détenus. Les paysans dékoulakisés et les victimes des Purges et des lois répressives forment le gros des déportés d'avant-guerre44. Les purgés restent souvent des communistes sincères, ou de bons citoyens convaincus d'être victimes d'une simple erreur : choqués par leur arrestation, terrorisés par leurs codétenus truands, ils ne comprenant pas pourquoi ils se retrouvent là, et ne peuvent opposer que peu de résistance.
Dékoulakisés et purgés deviennent après 1945 moins nombreux que les prisonniers de guerre de l'Axe, les collaborateurs de l'armée Vlassov, les nombreux soldats arrêtés au front à la moindre peccadille, les rescapés soviétiques des camps nazis, ou encore les nombreux partisans à la fois antisoviétiques et antiallemands déportés en masse d'Ukraine, des pays baltes ou de Pologne avec les civils sympathisants.

Staline
Ces catégories ont en commun de s'être battues armes à la main, d'être soudées et organisées, et de savoir pourquoi elles sont là. Elles ne se laisseront donc pas faire : c'est pourquoi l'après-guerre voit au Goulag une forte expansion du nombre de grèves, d'éliminations violentes des mouchards et des truands à la solde des gardiens, de révoltes.


Évolution du nombre de prisonniers du Goulag stalinien (1930-1953)
Les condamnations au Goulag sont toujours prononcées à terme (la perpétuité n'existe d'ailleurs pas en URSS). Des libérations de détenus méritants ou « rééduqués » existent, des amnisties partielles aussi. Il est donc très fréquent de sortir du Goulag (et non moins fréquent d'y revenir). Les recherches récentes démontrent l'ampleur de la rotation permanente des détenus : en 1940, 57 % des prisonniers du Goulag sont des condamnés à moins de cinq ans de prison.
C'est ce qui explique que la mortalité, certes lourde, reste très limitée au contraire des camps de concentration nazis, le Goulag n'ayant pas de finalité homicide. Sur 18 millions de détenus passés au Goulag, seuls un à deux millions y sont décédés. Dans la majorité des camps et la plupart des années, le taux de décès (4 % par an en moyenne) est même à peine supérieur à ce qu'il est dans le reste de l'URSS. Les camps les plus durs comme le Belomorkanal, la Kolyma ou Vorkouta ne dépassent pas les 5 à 10 % de mortalité annuelle, un taux terrifiant, mais largement inférieur à ceux des camps nazis.
Par ailleurs, s'il ne manque pas de gardes ou de commandants indifférents, brutaux ou sadiques, les relations entre l'encadrement et les détenus sont loin d'être toujours inhumaines, au contraire des traitements radicalement déshumanisants des kapos et des SS dans les camps nazis. Beaucoup de gardes sont d'ailleurs d'anciens détenus librement engagés après leur peine, ou en cas de purges, se retrouvent avec leurs anciens prisonniers derrière les barbelés. Enfin, un certain nombre de détenus sont restés sur place après leur libération du camp : ils ont souvent continué à servir comme travailleurs libres dans les mêmes entreprises qu'avant.
À la mort de Staline, une vague de révoltes accélère la décomposition d'un Goulag déjà en faillite. En mars 1953, Beria amnistie un million de détenus de droit commun (rien n'ayant été préparé pour les accueillir et les réinsérer, cette masse déferle sur le pays en commettant une vague de vols, de viols et de meurtres traumatisante). À partir du rapport Khrouchtchev de février 1956, la masse des « politiques » est libérée à son tour. Beaucoup de camps ferment. En 1960, l'administration du Goulag est officiellement dissoute, et la Loubianka cesse d'être une prison : l'ère du système concentrationnaire de masse est définitivement révolue.
Cependant, les camps resteront un moyen de répression jusqu'à la dissolution de l'URSS - sans parler d'innovations sinistres auxquelles Staline lui-même n'avait pas songé, comme l'internement sous Khrouchtchev et sous Brejnev des dissidents dans des hôpitaux psychiatriques, ou le travail forcé dans les prisons.
Peuples déportés, rafles massives et prisonniers de guerre
Dès avant-guerre, Staline considère les minorités frontalières comme suspectes par définition, et en prévision du conflit qui approche, ordonne pendant les Grandes Purges de 1937-1938 la déportation préventive de centaines de milliers de Polonais, de Finnois, de Lettons, mais aussi, à la frontière asiatique, de nombreux Chinois et de 170 000 Coréens qui se retrouvent en Asie centrale. Lors du pacte germano-soviétique, l'URSS brise toute résistance à la soviétisation forcée en déportant de 1939 à 1941 plus de 300 000 Polonais nouvellement annexés, ainsi que de nombreux Moldaves, Baltes, etc.
Des forces non négligeables sont ensuite distraites du front en pleine offensive allemande de l'été 1941, afin de déporter la totalité des Allemands de la Volga et du reste de l'URSS, descendants de colons présents depuis deux siècles. Au printemps 1944, sous la fausse accusation de collaboration, quatorze peuples représentant deux millions de victimes, dont l'intégralité des Tchétchènes-Ingouches, des Tatars de Crimée, des Kalmouks, des Karatchaïs, etc. sont déportés collectivement en Sibérie et en Asie centrale. La déportation des 600 000 Tchétchènes, femmes, enfants, militants communistes et soldats décorés compris, fut accomplie en six jours par le NKVD en mars 1944, ce qui reste à ce jour la plus intense déportation de l'histoire. Les biens des peuples déportés furent cédés à des colons russes, leurs républiques autonomes souvent supprimées et leurs villes débaptisées, et en 1949, un décret du Soviet Suprême déclara que les peuples "punis" resteraient exilés à perpétuité. Ces mesures ne furent abrogées que sous Khrouchtchev puis sous Gorbatchev.
À la reprise des Pays baltes, de l'Ukraine et de la Pologne orientale (1945), de nouvelles déportations massives au Goulag frappèrent les simples suspects, les collaborateurs locaux des nazis, mais aussi les résistants nationalistes qui s'étaient battus à la fois contre les Allemands et les Soviétiques et qui refusèrent souvent de déposer les armes, enfin les populations civiles accusées à tort ou à raison de soutenir ces derniers. Selon Anne Applebaum et Jean-Jacques Marie, 6 à 10 % des populations baltes ou moldave se trouvent ainsi en déportation à la fin des années 1940. Des rafles massives de suspects ont également lieu au fur et à mesure de l'avancée de l'Armée rouge en Europe de l’Est : ainsi disparut sans retour comme des milliers d'autres, en février 1945 à Budapest, le héros du sauvetage des Juifs Raoul Wallenberg.
Il faut leur ajouter les centaines de milliers de soldats soviétiques déportés pendant la guerre pour "défaillance" ou pour esprit critique, tel Alexandre Soljenitsyne arrêté sur le front de Pologne en février 1945 pour avoir mis en doute le génie militaire de Staline. De nombreux anciens prisonniers de guerre, débris de l'armée Vlassov, travailleurs civils volontaires ou forcés en Allemagne, furent également traités en coupables à leur retour au pays, et allèrent former la génération d'après-guerre des captifs du Goulag. Quant aux centaines de milliers de prisonniers de guerre allemands et japonais, les derniers ne furent relâchés qu'au milieu des années 1950.