L'écume des lettres      Proprièté familiale depuis 1995
    Roman  
Acheter Volchitsa
La tête dans le mur

Chapitre I

Ca me fait marrer, parce que des bouquins j’en ai lu.
Damned comme dirait le captain Troy en constatant que des pirates veulent envahir son ketch et lui faire un mauvais sort.
Des quantités j’en ai lu, et pour cause.
Je n’ai que ça à faire.
Bon il y a aussi la télé, mais ça m’emmerde un maximum, et je n’arrive jamais à retenir mon attention plus que dix minutes, ou trente, ou deux heures ça dépend.
Mais le fait est que je ne vois jamais la fin d’une émission par exemple, même si ça m’intéresse.
Un bouquin tu t’endors dessus, c’est reposant.
Quand tu te réveilles tu peux reprendre là où tu t’étais arrêté.
Génial.
Evidemment pour le commun des mortels ça peut paraître ridicule. Mais j’ai été interné il y a dix ans ici, et je peux vous dire que pour moi ça n’a rien de grotesque, ah non alors.
Combien j’en ai lu ? La biblio en bas, au premier étage comme dirait l’autre, elle doit en contenir au moins mille. Ou dix mille ça ne change rien, puisque j’ai tout lu.
- Lucien tu devrais faire une pause de temps en temps.
Mon cul oui, ce qui les inquiète c’est pas que je lise, non c’est que je ne lise plus, on sait jamais je pourrais devenir dangereux, hein. Faire des conneries, au moins quand tu lis t’es dans le bouquin, tu traînes avec le héros dans les bois de ceci, dans les allées de cela, tu te promènes au bord du lac en faisant des vers...
Au moment où tu reposes le bouquin, pas quand tu te mets à pioncer dessus bien sûr, là c’est tout bon pour tout le monde, non tu le reposes parce que tu l’as fini, là tu retrouves ton vrai monde. Ta vraie vie, les gens qui t’entourent reprennent leurs vrais visages. Et toi aussi, tu redescends sur terre, et c’est là que ça peut faire vachement mal, parce que les blouses blanches au bout d’un moment tu en as marre.
- Lucien tu veux pas un autre livre ?
Tu parles Charles, si tu n’es pas en train de dégommer des russes dans les ruines de Stalingrad, tu redeviens inquiétant. Il faut que l’infirmier qui prenait tranquillement son café en fumant sa clope reviennent à la réalité : Lucien est là.
Lucien n’est plus en train de planer, ça veut dire qu’il va falloir le surveiller, lui parler, et même penser à lui refaire une petite piqûre, hein, histoire qu’il ferme sa gueule et vienne pas faire chier en hurlant des insanités. Ou pire en brandissant une chaise, ou un verre en plastique.
- Merde arrête de faire le con Lucien, sinon tu vas te retrouver avec les sangles.
Il a un grand sourire, je vais pas lui donner ce plaisir là, pas aujourd’hui ni demain, ça fait un bon moment que j’ai compris leur petit jeu, comment ils fonctionnent.
Ouais j’en ai lu des bouquins, mais là je suis au bout du rouleau, et ça c’est pas bon pour moi je le sais.
Alors à part écrire mon histoire, je vois plus quoi faire, plutôt si, ensuite : même les barreaux, c’est un peu léger pour m’empêcher de faire le con. Dans le parc on trouve tout ce qu’on veut pour les emmerder, une marre, une branche…si tu te flingues pas c’est faute de temps, faute d’y penser, faute de courage. Mais les occasions, il y en a autant qu’on veut, et là il faudra rendre des comptes. Quelle merde.
Donc je parle, ensuite je me foutrai à l’eau.
Alors je parle, c’est pas que j’ai tant de choses à dire, mon histoire je l’ai lue dix fois déjà, moi qui me croyais unique, décevant.
Non, j’ai juste envie de décrire une dernière fois le mur d’en face, quand j’en aurai terminé et à moins qu’on ne redécouvre la bibliothèque d’Alexandrie intacte, je ferai un dernier tour de piste avant de me flanquer à la flotte. Enfin je sais pas, je peux en terminer aussi avec les cachetons qu’ils laissent traîner, c’est pas important, la manière importe peu, ce qui compte c’est le résultat.
Quand j’écrirai le mot fin, ça sera pas pour rire. L’idée me plait bien, oui vraiment, fin.
Boum.
Je crois que personne ne l’a jamais fait, tant qu’à écrire son histoire on voudrait bien être sûr que quelqu’un va la lire, au moins une personne. Moi je m’en moque complètement, c’est juste histoire de fixer une borne, de fixer un terme. Un peu comme une facture qu’on doit payer avant tel jour.
Si vous payez pas avant le 15, le 16 on coupe le courant. Pas grave je m’éclaire à la bougie, et pis le 16 je couperai définitivement le jus, alors vos menaces, vous pouvez vous les mettre là où je pense.
Fin.
Je vais l’écrire pour m’amuser, en sachant que c’est pas vraiment le moment, pas encore, c’est marrant de jouer à se faire peur.
Ca me fait penser à la petite Anne qui voulait devenir écrivain, elle a jamais su que son journal avait fait un carton. Aussi c’est vrai que si elle avait fini écrasée par une voiture ça aurait fait moins de bruit et personne n’aurait jamais pris la peine de l’ouvrir.
Alors.
Tout ça, ça commence en Avril. 1959.
Je sais qu’il pleuvait ce jour là.
- Lucien tu descends !
Je m’enferme un peu plus sous les couvertures histoire de ne pas entendre les notes aigues de cette vieille femme revêche qui prétend être ma mère. D’ici une heure ou deux quand elle aura vidé sa bouteille de vin rouge elle retrouvera sa voix pâteuse normale et ralentie et arrêtera de m’emmerder.
J’aime bien dire que Bernadette est une ivrogne, j’aime bien l’idée de la voir se saouler, de vomir dans les chiottes, de boire son petit verre en douce.
Et sur un curriculum ça envoie du bois, ma mère était une ivrognesse notoire qui nous battait soir et matin. Comment voulez vous qu’on vous envoie à la guillotine après ça, au pire vous êtes irresponsable. C’est moi.
Merci maman, grâce à toi j’ai échappé au pire.
- Lucien !
Cette fois ça va pas rigoler, je l’entends qui monte les marches avec le plus de bruit possible. C’est le feu orange, ça veut dire, je monte, ça va être ta fête si t’es pas debout avant que j’arrive sur le palier. Encore cinq marches Lucien, plus que quatre…
Si je donne pas vie rapidement je vais y avoir droit.
Autant je peux faire ce que je veux pour tout, autant pour l’école elle ne badine plus, pas question de manquer les cours. Peu importe ce que j’y fais, de ça elle se moque éperdument, du moment que j’y suis présent.
Elle s’est mise à aimer l’école le jour où le maire est venue la trouver, il lui a bien expliqué que la mairie, et tout ce qui va avec, allocations familiales, aides diverses, bons de ceci, tickets de cela, allaient disparaître comme miel dans la patte d’un ours si le petit Lucien ne venait pas à l’école de la république. Hic !
Pas à dire le gros il sait parler aux pauvres.
- Ca va ça va je suis déjà debout.
Bernadette elle est pas chouette, mais elle comprend tout à demi mot, enfin à demi mot façon de parler.
J’étais à l’étage en train d’écouter ce qu’il disait. Bernadette finissait son énième verre de vin de la matinée.
- Ecoute Bernadette il faut faire quelque chose, le Lucien il doit aller à l’école.
Je l’avais entendue poser son verre sur la table, sans brutalité, mais fermement.
- Robert tu m’emmerdes avec ça, comment veux-tu que je l’oblige, ça l’intéresse pas toutes vos conneries d’école. Tu veux boire un coup ?
Sauf que ce jour là Robert il s’était fait remonter les bretelles, les nouvelles n’étaient pas bonnes, on l’avait sommé d’agir, du-t- il le faire avec les forces appropriées. Et qu’il en avait un peu marre des empêcheurs de tourner en rond, les immigrés de la commune, les ritals, les portos, même s’ils étaient là depuis toujours, les pauvres qui savaient toujours bien où le trouver pour le taper. Ils commençaient sérieusement à le faire chier, tous.
En plus Jacqueline, son épouse, ne supportait plus qu’il la touche depuis des mois, et ça lui montait un peu au ciboulot à force.
- Non j’ai pas soif. Mais je vais te dire une chose, tu commences à me les briser sérieusement…
J’imaginais Bernadette avec son sourire mièvre.
- Tu t’en fous je sais bien, mais je vais te dire, et je le dirai qu’une fois, si Lucien il vient pas à l’école, tu vas avoir sur le dos dès lundi tout ce que la terre a produit d’emmerdeurs patentés par l’état. Tu peux dire adieu à tes allocs, aux aides de la mairie, et même à cette bicoque. C’est simple mardi tu couches dehors avec ton rat et vous pourrez crever de faim tous les deux. Ca c’est clair non.
J’avais entendu un truc mou mais avec des os dedans s’écraser sur la table en bois. Robert était colère. C’était en avril 1959.
Il était parti sans rien dire de plus, même pas salut, juste après j’avais entendu le glou-glou caractéristique d’une bouteille qu’on vidait au goulot, c’est que ça lui avait donné soif à la vieille, mine de rien.
Elle m’avait gueulé dessus aussitôt la bouteille reposée.
- Lucien ? je sais que t’es sur le palier en train d’écouter. Alors tu descends gentiment avec ton cartable et tout ce qu’il faut et tu bouges ton cul. Je veux jamais revoir ce gros con là ici, donc tu vas te débrouiller pour me faire plaisir. Hein t’as compris?
J’avais compris.
Ce gros con là de Robert, s’il avait su il aurait mieux fait d’envoyer la police montée, mais de venir lui-même ça il l’aurait pas fait. Ah ça non. C’est comme ça que va la vie, il y a longtemps que je l’ai compris.
- Oui j’ai compris.
Sale pocharde.
Oui dans la vie on passe son temps à cocher des mauvais numéros, des fois on s’approche du gros lot, des fois on s’en éloigne. Des fois le gros lot c’est une vacherie du style un infarctus, un accident, des fois c’est des sous, vraiment plein. Des fois le gros lot c’est une grippe qui vous cloue au lit et vous empêche de traverser la voie au moment où le train passe.
On coche mais on sait jamais ce qu’il va y avoir dans la pochette, c’est la pochette surprise.
Robert il venait sans savoir, de cocher tous les bons numéros, c’est ce que je me disais en le suivant vers la mairie, moi j’allais vers l’école mais c’était au même endroit à côté du presbytère. Il marchait lentement comme tous les gros en soufflant comme un bœuf.
Il est à cent pas devant moi, je l’ajuste de loin avec mon index et mon majeur, avec mon pouce j’appuie sur la détente.
Boum ! t’es mort en plein dans la tête.
- Ah Lucien !
Il a un regard qui en dit long, il est content. Il est venu il y a dix minutes et déjà la Bernadette est au pas, ça c’est bien, lui qui craignait de devoir insister encore un peu. Ca l’aurait emmerdé de revenir faire son guignol, c’est des endroits la Fauconnière où il vaut mieux pas traîner si on a pas besoin. On sait jamais, il peut vous arriver des trucs, un coup de couteau est si vite parti des fois.
- Bonjour monsieur le maire.
Il n’aime pas la façon dont je le regarde, je le comprends, qu’est ce qu’il peut bien lire dans mes yeux. La table du 4, un poème de Rimbaud, son arrêt de mort ? D’abord d’habitude je ne le salue même pas, alors cette politesse tout d’un coup c’est inquiétant.
Ou bien c’est Bernadette, voilà c’est ça, elle lui a dit de dire bonjour en passant. Plus de peur que de mal, il n’empêche c’était moins une.
Finalement il a gagné, mais il ne le sait pas encore. Mon Robert.
Je murmure une fois qu’il est à cinq ou six pas derrière moi.
- Tu vas crever sale con.
Bon à l’époque je lisais pas, ou des conneries, des bandes dessinées, des magazines peut être, trouvés ici ou là. C’est depuis que je suis interné que je lis beaucoup, ça il faudrait bien que vous le compreniez, sinon ça va m’énerver.
A l’époque je pensais les choses plus simplement que maintenant, là je lui dirais pas ça comme ça, encore qu’il a rien entendu. Ce qui compte c’est ce qu’on pense, après on le dit comme on peut.
C’était tout ce que j’avais envie de lui dire, ça n’est pas très poli de venir chez les gens pour y pousser des gueulantes et réveiller les enfants qui dorment ou qui écoutent sur le palier les discussions des grands.
Il faut bien que quelqu’un paie la note, c’est comme ça partout. En général c’est le plus faible qui paye.
En fait en arrivant sur le banc de l’école j’avais déjà ma petite idée sur la façon de me venger, soyons d’accord tout de suite : me venger oui, me faire prendre, non. En avril 1959 j’aimais encore trop ma liberté comme dirait l’autre. Celle qu’on vous octroie, le petit morceau ridicule qui ne vous laisse guère plus de chance qu’une crotte de lapin pour apprendre à marcher quand vous habitez là où j’habite. Libre de passer mon temps à boire et fumer comme Bernadette. Libre d’aller lui chercher ses litrons à l’épicerie du coin chez la mère Laisney, libre de se faire envoyer chier comme un bouseux parce que l’ardoise est déjà vraiment trop longue. Tu parles.
Ce que j’aimais alors, avant la venue de Robert, c’était jouer aux billes, au tour de France du tas de sable en face le centre de contrôle de la SNCF. J’étais souvent le meilleur, c’est pas grand-chose mais ça me donnait une certaine qualité par rapport à mes potes.
Ou piquer les anguilles à la fourchette quand la rivière était basse, à marée montante c’était hors de question d’y mettre un pied. Oui la Fauconnière domine la rivière, celle de mon enfance, qui se jette dans la mer deux malheureux kilomètres plus loin. Quand la mer monte, la rivière monte…c’est aussi con que n’importe vase communicant ces rivières là.
Bref, c’étaient mes plaisirs ça, de là à parler de liberté.
- Pilchard vous voulez un oreiller ?
Ca y est ça recommence, il me voit deux heures par semaine et il peut pas me laisser tranquille, c’est que j’ai des heures de sommeil en retard moi. Bernadette elle a fait du bordel cette nuit avec ses ivrognes de voisins et la mère Moulin.
Et comme d’habitude ça les fait rire, ceux du milieu de la classe. Pas les premiers, ils sont trop concentrés à être bons, ils ont trop peur aussi que je les prenne à parti ensuite. Ceux du fond, qui sont avec moi, ça va être leur tour juste après moi donc eux ils rigolent pas. Juste ceux du milieu, eux ils se sentent à l’abri, ils peuvent, ils doivent rire des blagues pourries de l’instit.
- Pilchard, demain matin je vous apporterai les croissants et un café bien chaud au lit si vous voulez, hein !