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La lettre d'Elise

Il me faudra bientôt de nouvelles bottes, celle de gauche est fendue sur le côté, un abominable coup de barbelé certainement. Quand je marche dans l'herbe mouillée d'une mauvaise nuit de pluie ou dans une flaque d'eau, ma chaussette de laine se transforme en serpillière. Ca n'a rien d'agréable d'avoir un pied trempé toute une journée, si ma grand-mère était encore de ce monde je sais bien ce qu'elle me dirait.
- N'oublie pas ta pèlerine et ton cache-nez, sinon tu vas attraper un mauvais épanchement.
Je ne sais pas ce qu'elle entendait exactement par là, une méchante grippe, le nez qui coule, une pneumonie ou pire encore.
Si une échelle mangée des vers n'était pas venue un soir se mettre en travers de son passage, elle poursuivrait.
- On va descendre à la ville t'en acheter une paire neuve.
Mais la Georgette n'est plus d'avoir chuté lourdement du dernier barreau, c'était après la fin de la guerre, un soir en novembre 1944.
Je vais suivre son conseil posthume, même si descendre à la ville comme elle disait est toujours une expédition.
J'en profiterai pour passer voir mon ancienne institutrice, Sophie, elle doit me prêter un livre dont j'ai oublié le titre pour le moment. Il paraît qu'il l'a captivée.
A la ferme, sur le plateau, on n'est pas forcément au courant de tout, de temps à autres je récupère de vieux journaux, de vieux magazines. Histoire de me tenir informé un minimum, je viens juste d'apprendre la mort de Marcel Cerdan par exemple, alors que l'avion s'est écrasé depuis un mois.
Voilà, j'essaye de ne pas mourir idiot, ce n'est pas parce qu'on travaille à traire les vaches qu'on est un imbécile. Ouvrier agricole, c'est une profession comme une autre, un peu plus difficile même avec l'hiver qui s'approche.
Georgette aurait ouvert sa porte.
A propos, si je ne parle pas de mes parents, c'est tout simplement parce que je ne les ai pas connus. Ils sont morts dans un incendie alors que j'avais un an, c'est tout ce que j'en sais, c'est tout ce que m'en a dit Georgette, c'était un soir de juillet 1934. Mais Georgette, j'ai toujours su, ou deviné, qu'elle ne me disait pas souvent la vérité. S'arrangeant plus facilement pour faire rimer son amour propre avec ses intérêts.
Je ne l'avais jamais questionnée vraiment, je ne tenais pas plus que çà à connaître sa vérité, je supposais alors avec naïveté qu'elle voulait me protéger.
Je lui faisais confiance si l'on peut dire, elle ne parlera plus, peut être quelques anciens du village auraient encore leur mot à dire…Mais je ne suis plus curieux, plus du tout.
La porte ouverte, Georgette, elle aurait humé l'air, un peu comme un chien qui renifle sa gamelle de loin, et après un coup d'œil au ciel elle m'aurait dit :
- Fernand, on va pas avoir chaud les mois à venir.
Quand elle parlait du temps, elle tombait souvent juste il faut bien le reconnaître, elle le pressentait, oui, c'est certain. A ma connaissance elle n'avait pas d'autre don, et je ne parlerai pas de la liste de ses défauts.
Elle m'aurait emmené aussitôt acheter ces fameuses bottes neuves.
Toutefois elle n'est plus là, elle repose dans le même caveau que mon grand père, et que mes parents, morts pour toujours dans un incendie.
Je n'ai pas trouvé d'autre femme pour s'occuper avec moi du temps qui passe, une petite fiancée pour parler des choses au coin du feu. Mais je ne suis pas sûr non plus d'avoir envie pour le moment de partager mes soirées avec quelqu'un, Georgette me le répétait souvent.
- Il faut prendre ton temps Fernand, tu prendras femme toujours bien assez tôt, tu peux me croire. Tu dois profiter de tes jeunes années.
Elle n'avait pas tort sans doute, je n'ai que vingt ans après tout.
En attendant je passerai demain voir Sophie pour le livre, elle doit bien avoir soixante dix ans.
Elle chante et danse encore comme à quinze, elle est vive et toujours prête à rendre service. Sophie, c'est elle qui m'a donné sans le savoir l'envie d'apprendre à lire.
J'ai bien dit l'envie, pour ce qui est d'apprendre rien ne s'est passé pour moi comme dans les livres. J'ai lu ces récits où un prêtre apprenait à lire à un enfant abandonné, pourquoi pas le soir de la Noël.
Quand ce n'était pas justement une institutrice bouleversante qui prenait l'enfant difficile sous son aile et l'aidait à gravir la laborieuse montagne de la connaissance.
Sophie n'aurait pas demandé mieux, je le sais, mais déjà quand d'autres apprenaient les lettres, je défouissais les pommes de terre, je sarclais les rangs de carottes qui s'étiraient sur des kilomètres.
Je ne vais pas m'attarder sur ce sujet, je n'en ai pas souffert à l'époque, je trouvais ça normal de travailler pour rapporter quelques pièces, c'étaient mes trésors que Georgette échangeait contre de la nourriture ou des vêtements.
J'étais l'homme de la maison, c'était juste avant la guerre.
Quand elle est arrivée chez nous montée sur une machine rugissante chapeautée de deux jeunes garçons couverts de poussière et d'uniformes inconnus, j'avais sept ans.
Moi qui n'étais déjà pas trop assidu à l'école, leur venue n'a certes pas arrangé les choses.
Pendant les quatre années où ils sont restés, je n'y suis retourné qu'une ou deux fois par ci par là, quand la pluie par exemple empêchait les travaux des champs.
Georgette n'y voyait pas d'inconvénient, et d'ailleurs elle ne voyait de désagrément à rien, du moment qu'on la laissait tranquille.
Si elle m'avait un peu poussé, j'aurais appris à lire et à écrire comme la plupart de mes autres camarades, à compter aussi. Je n'étais pas assez courageux pour le décider de moi-même. Je préférais dénicher les oiseaux, ou courir les champs à ramasser les foins, les pommes, à faire le cidre, à nettoyer les parcelles.
J'ai toujours aimé vivre dehors, ma porte est toujours ouverte, et quand je dis ouverte, je veux dire grande ouverte, même l'hiver. Sinon j'ai l'impression d'étouffer. J'ai besoin du grand air.
Mais à onze ans je n'étais pas seulement capable de lire mon prénom.
- Ca sert à rien de toute façon.
Georgette était sûre d'elle.
- Je sais pas lire mon garçon, la belle affaire, si tu crois que je m'en porte plus mal. C'est pas avec ça qu'on mange pour sûr.
C'était l'époque où je prenais pour argent comptant tout ce qu'elle pouvait dire.
- Le voisin il coupe son lait avec de l'eau de son puits, la voisine elle fricote avec les frisés, le fils du voisin est un attardé…
Je suppose que les voisins devaient penser et dire les mêmes horreurs, chacun dans son coin faisait ce qu'il pouvait pour nuire à l'autre en faisant courir, avec bonheur si possible, les bruits les plus crédibles.
- Le gamin de la Georgette ne sait ni lire ni écrire.
C'était vrai.
Le 12 mai 1944, j'ai rencontré Sophie, par hasard, en sortant du boulanger. Je me souviens de la date, facile, c'était le jour de mon anniversaire. Je ne l'avais pas revue depuis un bon moment. Le village n'était pourtant pas grand, mais je crois que nous n'avions pas les mêmes heures de sortie.
L'institutrice était discrète, encore plus depuis quelques jours où on la regardait d'une manière peu amène. Pour tout dire ceux qui croisaient son regard lui disaient clairement ce qu'ils pensaient de sa conduite supposée. Rien que des bruits et de la calomnie.
- La Sophie, elle couche.
Georgette n'y allait jamais par les chemins détournés.
- L'institutrice ?
- Forcément celle là ! Elle couche avec les allemands.
Ca ne voulait pas dire grand-chose pour moi, elle aurait aussi bien pu me dire ce jour là que Sophie ramassait des renoncules, cueillait des mûres ou donnait des coups de pieds dans les cailloux du chemin.
- Ah !
- Elle aura de la chance si elle a pas d'ennuis.
Alors ce matin là les mots de Georgette me revenaient en mémoire, Sophie avait couché. Nos yeux s'étaient croisés plus longtemps que nécessaire, je cherchais à lire dans les siens ce qu'elle avait bien pu faire de terrible. Il n'y avait rien.
- Fernand ?
Elle attendait que je dise quelque chose, même la boulangère ne lui disait pas bonjour, mais acceptait bien quand même son argent, Sophie espérait que l'enfant la raccroche un peu à la vie de tous les jours, en la saluant tout bêtement.
- Bonjour madame.
Nos pas allaient dans le même sens, elle remontait vers l'église, moi aussi. J'aurais bien voulu diriger les miens ailleurs, mais j'allais par là et n'avais nulle envie de rallonger ma route. Il faisait lourd.
- Je ne t'ai pas vu beaucoup sur les bancs ces temps ci.
- Georgette dit que l'école ça sert à rien madame.
- Ah bon elle dit ça ?
- Oui madame, elle dit qu'elle sait pas lire et que ça l'empêche pas de vivre.
- Mon Dieu !
Sophie grignotait le croûton de son pain, et moi j'allais tourner sur la droite vers la rue de Poterie, je m'en souviens comme si c'était hier.
- Et toi Fernand, sais-tu lire ? Sais-tu écrire ?
Je n'avais pas envie de répondre, mon visage venait de s'empourprer, si j'avais eu ma casquette sur la tête elle aurait sans doute pris feu. Tant la honte d'avouer mon ignorance m'envahissait des pieds au dernier cheveu.
Le déshonneur de toute ma vie, si j'avais pu disparaître sur place ! M'évanouir, me glisser par cette lucarne là, au ras du trottoir et qui devait donner dans une cave sombre et humide, mais où j'aurais disparu avec les rats et plaisir.
- Bein. Je vais chez le cordonnier. Au revoir Madame.
Sophie poursuivait de son côté, et si nos routes se séparaient, elle venait d'allumer en moi l'étincelle en prenant sa tête entre ses mains, outrée de désespoir.
- Mon Dieu Fernand…
Nous ne nous sommes revus que plusieurs mois après la libération, je ne risquais d'ailleurs pas de la rencontrer, d'abord parce que j'évitais le village comme la peste, ensuite parce que je l'appris plus tard, Sophie était partie prendre l'air au bord de la mer dans de la famille, histoire de se faire oublier un peu des mauvaises langues.
Mais elle venait d'enfouir dans le sol inculte de ma sale caboche, le germe. Celui du doute, et réveillé mon amour propre.
Ainsi Georgette se trompait, et j'étais moi aussi un benêt, comme Georgette.
Ce jour là ma vie a basculé, je ne regrette pas aujourd'hui d'avoir mis un doigt dans cet engrenage, c'est comme ça. Il fallait que ça arrive voilà tout, Sophie était là par hasard et c'est par hasard que l'apprentissage de la lecture s'est imposé à moi, contre l'avis de Georgette.
Peut être tout simplement en avais-je envie, ou besoin, le morveux voulait devenir grand.
- Fernand ? Je ne sais pas si je vais savoir.
Elise était une jeune fille de mon âge, blonde aux yeux bleus, de parents aisés et respectés. Georgette prétendait avec un grand sourire entendu et toujours contente de pouvoir dire un peu de mal sur les voisins, que l'occupation ne les avait pas appauvris.
A une époque que je serais incapable de situer dans le temps, mais ce devait être bien avant la guerre, nous avions joué un peu, beaucoup ensemble.
A des jeux de fille, à des jeux de garçon et sans doute aussi au docteur dans quelque grange que possédait son père.
Elise avait un petit nez à la retrousse et un sourire devenu ravageur, avec quelques autres attributs que la nature semblait vouloir lui accorder généreusement.
Nous allions à la même école, surtout elle.
Elle était sacrément belle, ça faisait au moins un an que je ne l'avais pas vue, mais ce jour là au détour du chemin, exactement sur le petit pont démoli qui enjambait la rivière j'ai su que c'était elle.
Elle possédait ce que je cherchais, et que Georgette tenait pour quantité négligeable.
- Mais si voyons ! Sophie m'a dit que ce serait facile pour toi.
Mentir n'était rien, il fallait qu'elle dise oui. Qui d'autre aux environs prendrait ne serait-ce que cinq minutes pour me sortir de mon ignorance ?
Personne au monde. D'ailleurs le monde avait d'autres matous à faire rendre gorge. Il se disait chez la bouchère que la guerre n'était pas finie, qu'on pouvait s'attendre encore à de mauvais coups. Alors le petit univers de Fernand dans ce grand chaos…
- Ah bon ?
Ce n'était pas un mensonge, au plus Sophie l'aurait pensé, et me l'aurait dit si je le lui avais demandé.
- Pour sûr.
Elise pour être belle était comme tous les êtres humains, filles ou garçons, prête à rendre service en échange d'une petite flatterie.
- Et dis donc ce que t'es jolie !
J'avais joint le geste à la parole en secouant ma main droite devant mes yeux. Ca voulait dire beaucoup, beaucoup plus encore que cela. Tellement jolie que le soleil devait en prendre ombrage.
Elise avait rougi et fondu en même temps.
- D'accord. Mais ça restera notre secret.
La condition m'arrangeait, au contraire, personne n'avait besoin de savoir que ce petit idiot de Fernand cherchait à s'instruire. Il se pouvait que je n'y arrive pas, on m'aurait moqué encore un peu plus.
- Alors demain ?
- Je vais venir avec un vieux journal pour commencer.
Je sentais monter en moi un fourmillement. J'allais partager ce que j'espérais de merveilleux moments avec certainement la plus jolie fille du village.
C'est vraiment le lendemain que tout a commencé. Ce matin dans le petit bois des Roches où nous n'avions normalement pas le droit d'aller à cause de machins dangereux qui traînaient encore un peu partout et qui pouvaient exploser à tout moment. Au moins nous y étions tranquilles à condition de faire attention où nous posions nos pieds.
Ca ne paraissait pas si périlleux que ça.
En mettant le doigt dans la roue du savoir, je venais, en l'ignorant, de commencer à remettre en cause tout ce qui avait fait ma jeunesse et toutes mes certitudes.
J'y ai perdu abondamment sans doute, mais j'y aussi tellement gagné. Les recettes et les dépenses se sont équilibrées au fil du temps, et je peux jurer qu'il n'y a rien à regretter.
- Non Fernand, B et A ça fait ba.
- Ba.
Ils ont débarqué, disait le gros titre.
Nous nous retrouvions tous les soirs, et par la même occasion j'avais timidement repris le chemin difficile de l'école, pour faire plaisir à Elise, et aussi parce qu'en me sentant moins sot la compagnie des autres gamins de mon âge ne m'indisposait plus.
- Si tu continues comme ça dans un mois tu sauras lire.
- Vraiment ? Je pourrai lire n'importe quoi ? Le journal, les livres…
- Les lettres aussi, tu sais les gens s'écrivent parfois pour se raconter des trucs. C'est plus dur parce que des fois ils écrivent mal. Alors on peine un peu plus, je te montrerai. Tiens après demain je vais en apporter.
Elise gardait avec elle le crayon, et le cahier où j'apprenais à faire mes pleins et mes déliés, de grosses lettres qui prenaient forme au fil des jours. Georgette ne savait rien bien sûr de tout cela, il valait mieux.
- Tu retournes à l'école ?
Mentir n'était rien, facile même.
- Sophie elle dit que si je n'y vais pas, on va avoir des ennuis avec la gendarmerie.
Georgette se gonflait d'importance, s'empourprait et élevait la voix.
- Cette garce là ! Elle ferait mieux de s'occuper d'elle, avec ce qu'elle a fait avec les frisés…
Georgette n'aimait pas Sophie qui me tirait hors de ma misère, et Sophie le lui rendait bien je crois, pour la raison opposée.
Et si Georgette avait su pour Elise, cette fois je pense qu'elle aurait cherché à la tuer, par n'importe quel moyen. Elle se serait débrouillée pour qu'elle tombe d'une échelle par exemple.
A bien y réfléchir elle n'aimait pas grand monde, et je me demande comment j'ai pu trouver grâce à ses yeux, peut être les liens du sang ?
Je crois pour ma part qu'elle m'aimait comme sa chose, comme sa faucille, ou comme son tablier. Pour autant que je m'en souvienne elle ne m'a jamais pris dans ses bras, ou couvert de baisers. Au contraire. Alors c'est vrai que je n'ai pas beaucoup pleuré le jour de son enterrement, peut être même que l'idée d'être enfin seul à conduire ma vie ne me déplaisait pas tant que cela.
- Elle a couché avec les allemands c'est ça ? Tu me l'as déjà dit.
- Et bien pire encore.
Pire.
Les américains continuaient d'avancer, ils étaient maintenant en Allemagne, je faisais pareil de mon côté. Et avant qu'ils n'atteignent leur but, j'aurais atteint le mien.
- Avant Noël. Avant Noël tu en sauras autant que moi.
Je l'avais embrassée bruyamment sur la joue.
- Regarde j'ai apporté des lettres, tu vas pouvoir t'entraîner.
Elise exhibait au bout de sa petite main un paquet ficelé d'une corde de raphia, comme celle qui servait à lier les bottes de paille.
- J'ai trouvé ça au fond d'une armoire. Tu devrais être capable de déchiffrer tout ça, après plus rien ne pourra te résister. Tu vas travailler ce soir et demain tu m'en liras une. D'accord ?
Je garde assez présente dans mon esprit cette manière qu'elle avait avec sa petite moue de dire d'accord.
D'accord bien sûr, il était difficile, ne soyons pas pleure-misère, il était impossible de lui résister.
- Oui maîtresse !
Nous avions éclaté de rire dans le grenier où s'entassaient les foins de l'été. Ils exhalaient encore toutes ses senteurs, nous avons du nous y rouler plus d'une fois en nous chamaillant. C'était mieux que le bon temps comme disent souvent les vieux qui regrettent leur jeunesse.
Le bonheur, simple, ordinaire, et cruel. Ce qui vient ensuite a toujours un autre goût que l'on trouve pour l'éternité insipide.
Je ne lui ai pas dit ce soir là que je devrais attendre que Georgette s'endorme, et même qu'elle ronfle pour être bien certain qu'elle ne viendrait pas me chercher des poux.
Ensuite je devrais me lever sans bruit, prendre une lampe à huile, et un briquet à essence, souvenir du mari de Georgette, ramené de la grande guerre. Du mari il n'était revenu qu'une boite contenant ses restes supposés. Le grand père et trois autres gars, avaient pris sur la tête une marmite prussienne qui les avait un peu dispersés tout autour.
Mais bon, le briquet était là, il fallait juste s'en méfier quand on voulait le faire parler. Sa flamme jaune orangé qui danse encore devant mes yeux pouvait se révéler plus que mordante, enflammant un fenil comme de le dire.
Il ne me resterait plus qu'à m'installer dans l'appentis au toit crevé, au clair de la lune, avec ma lanterne vacillante.
J'ai dissimulé le paquet de lettres sous mon matelas, je sais bien, la cache n'est pas des plus insolites, mais je n'ai jamais vu Georgette faire mon lit. Ce n'est pas maintenant qu'elle va commencer.
Me voilà dehors, en guise de clair de lune, je vais pouvoir revenir un autre jour, il fait noir comme dans un four. Nous habitons un peu à l'écart de la ville, alors il faudra repasser aussi pour avoir un lampadaire dans le coin.
De toute façon on ne les trouve vraiment qu'autour de l'église, c'est aussi là qu'habitent les notables de la localité, il faut dire en plus qu'il y a à peine un mois que l'électricité est vraiment revenue par ici.
J'ai défait le lien et pris la première enveloppe, celle du dessus avec application.
- Fernand quand tu seras arrivé à la dernière lettre, tu sauras lire.
Une suée m'inonde, je saurai lire. C'est Georgette qui va être contente quand je vais étaler un journal sur la table pour lire les nouvelles à voix haute. C'est une tradition de lire comme ça chez nous, ceux qui ne savent pas lire, ou ne le peuvent plus, ainsi sont tenus au courant de ce qui se passe ici et là.
Quand même, il faudra faire attention qu'elle ne m'envoie pas une louche ou un bol à la tête.
La première lettre est dans mes mains, et je remarque aussitôt que l'enveloppe suivante est d'une autre écriture, elle y est plus hésitante. Je les parcours rapidement.
- Elles sont toutes d'une main différente !
Qu'à cela ne tienne, je vais en voir des vertes et des blettes, mais à la fin je pourrai redonner le paquet à Elise et lui dire.
- Je les ai toutes lues. Je sais lire maintenant.
Je l'embrasserai sur la joue pour la remercier, j'amènerai aussi un petit bouquet de fleurs.
Toutes les enveloppes portent la même adresse.
Dans mes souvenirs, un frisson m'a traversé cette nuit là et ce n'était pas la fraîche, la rosée ou le petit vent qui se levait. Je m'étais bien couvert.
J'ai bien failli tout remettre en place, les lettres dans les enveloppes, le lien par dessus, et ne pas mettre mon nez dans cette affaire qui sentait mauvais rien que par l'adresse.
K-o ko, kommandantur.
Je t'en ai voulu en cet instant petite Elise d'avoir mis à ma disposition ce brûlot qui aurait du sommeiller à l'abri des regards, et si j'en avais eu le courage j'aurais jeté le paquet dans le poêle qui ronronnait depuis quelques jours dans la maison.
J'ai voulu te les rapporter sans les lire, puis je l'avoue, la curiosité a fini de m'emporter.
J'en ai parcouru plusieurs, flots de baves et de lâchetés, de toute façon aucune n'était signée. Elles dénonçaient toutes quelqu'un ou quelque chose.
Celui là avait beaucoup grossi depuis un an, il devait s'adonner au marché noir.
Celle là sortait tous les soirs avec un panier, elle devait ravitailler quelques malintentionnés.
Il y avait tout ce que la misère humaine pouvait inventer, échafauder, pour attirer l'attention de l'occupant d'alors sur celui ou celle qu'on voulait mettre dans l'embarras, ou en prison.
J'ai eu honte de moi, de les lire. Je sais lire Elise, je sais lire.
Mais je les ai toutes lues cette nuit là, toutes y compris celle que je n'ai jamais remise dans le paquet pour l'avoir brûlée.
Je n'ai pas pour autant réussi à détruire le souvenir de ces lignes qui s'est incrusté dans ma mémoire. Contre mon gré, car j'aurais aimé les oublier dès le lendemain.
J'ai mal dormi cette nuit là, les nuits suivantes aussi.
Le lendemain comme prévu j'ai rapporté le petit paquet dûment ficelé, j'étais fier malgré tout de pouvoir lui annoncer sans mentir.
- Je sais lire Elise.
- C'est vrai ?
J'avais lu dans ses yeux que cela lui faisait un immense plaisir.
- On va en prendre une au hasard…
Je l'avais interrompue d'un geste aussi posé que possible, le plus apte à masquer mon désarroi.
- Je ne vais pas pouvoir rester ce soir, Georgette n'avait pas l'air très bien quand je suis parti. Je ne voudrais pas qu'elle reste trop longtemps toute seule.
- Oh je comprends, nous en reparlerons demain alors.
Dans mon dos j'avais caché un petit bouquet d'un petit peu de tout cueilli le long du chemin, et je l'avais embrassée en le lui offrant.
- Merci pour tout Elise, tu penses à remettre le paquet de lettres là où tu les as trouvées et de n'en parler jamais à personne. Tu entends, à personne.
Je n'ai jamais su comment le père d'Elise a pu entrer en possession de ces courriers.
Je m'étais enfui, c'est le mot, dans le chemin je m'étais retourné pour lui faire un petit signe de la main, un tout petit signe, pendant que je reprenais celui de la maison en pleurant de désespoir, de honte. Elise ne s'est doutée de rien, c'est très bien ainsi.
J'ai appris à lire comme d'autres apprennent à faire du vélo, avec une première chute qui m'a bien abîmé les genoux. Mais je n'avais qu'à faire attention aussi, c'était bien de ma faute si ça s'était passé de cette façon.
Quand je suis rentré Georgette était sur le seuil.
- Pourquoi t'as pleuré toi ? Tu me caches des choses.
Oui, si tu savais ma pauvre, tu en deviendrais folle, si tu savais.
J'ai lu toutes les lettres, je sais tellement de choses sur toutes ces gens, que j'ai envie de partir très loin, là où personne ne me connaîtrait.
- Ca va, ça va, je me suis tordu le pied en courant.
Georgette n'est pas née de la dernière pluie, au royaume des canards elle serait chef canard, sa vivacité d'esprit m'étonnait parfois. C'est un peu comme si elle me jouait d'habitude une version choisie par elle de Georgette la simplette. Histoire de se mettre à l'abri, et puis d'ailleurs maintenant elle n'a plus grand-chose à me cacher.
- Mon œil. Avant-hier je t'ai suivi.
- Ah et alors ?
- Tu rencontres cette espèce de petite grue d'Elise. Je vous ai vus et entendus.
Je n'avais plus envie d'écouter ses jérémiades, plus maintenant. Je veux juste m'allonger dans le foin du grenier et compter les araignées.
Si j'en compte dix, je vais tout lui dire.
Non disons plutôt vingt, pour dix j'irai faire un tour près de l'étang discuter avec les grenouilles du temps qu'il fait.
A moins que je ne m'endorme avant, je pourrais aussi bien compter les rats et les souris…
Cinq années ont passé.
J'ai bien brûlé cette lettre, avec ce fameux briquet à essence ramené du front par le grand père lors d'une permission. Et j'ai pris un soin méticuleux à en écraser les cendres, on ne sait jamais, un esprit malin aurait pu s'en emparer.
Et pourtant elle est là devant mes yeux, même après tout ce temps, ma rétine s'en est imprégnée, il faudrait que je cesse d'y penser pour avoir une petite chance d'en perdre les détails.

Monsieur le commandant,
Le 14 juillet 1934 Georgette Frémont a assassiné Jean et Pauline. Jean était le fils de son deuxième mari mort en 1917 à la guerre, Pauline était la fiancée de Jean. Pour profiter d'un petit pécule légué par son père et que Jean devait toucher à ses vingt et un ans, Georgette Frémont a profité alors qu'ils étaient tous les deux à travailler dans un grenier à foin pour mettre le feu avec son briquet à essence. Je l'ai vue faire. Georgette Frémont a recueilli le fils de Pauline né en 1933 de père inconnu et elle l'exploite corps et bien depuis des années.
J'espère que vous saurez rendre justice, malgré ses menaces répétées aujourd'hui je ne peux plus me taire.

J'ai dit que les lettres étaient toutes anonymes, ce n'est pas tout à fait vrai, celle là était signée lisiblement du nom et d'un prénom que je connaissais bien et datée du 13 mai 1944.
Ce soir là dans le foin du grenier j'ai compté vingt araignées, et dans l'heure qui a suivi Georgette a fini par tout m'avouer.
Il faut vraiment que j'aille changer ces bottes demain, et Sophie, qui avait signé cette lettre juste après notre rencontre, doit me prêter un livre. Je me souviens du titre maintenant. Le crime de l'Orient Express.
Elle m'a dit que j'allais me régaler, ça tombe bien car j'adore lire.