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Le premier jour

C'était un jour comme un autre. Une journée tellement ordinaire que personne ne s'en souvient ou ne veut faire l'effort de s'en souvenir. Mais à qui peut-on en tenir rigueur?
Une seule chose est certaine. Les événements ont commencé dans la chaleur du matin, difficile de donner une heure même approximative. Mais il faisait très chaud, un peu comme ces matinées d'été dans le sud quand le soleil paresseux déjà brûlant se charge de calmer les plus fortes ardeurs.
- Ca va tourner à l'orage.
Mais il suffisait de regarder le ciel, d'une couleur uniforme et sans la moindre trace d'un quelconque nuage pour deviner le temps qu'il allait faire plus tard dans l'après midi.
- Non il ne pleuvra pas aujourd'hui, on va juste avoir très chaud.
En plongeant son regard vers l'horizon on en était vite convaincu, c'était même une certitude qui par moments faisait mal. Il ne tomberait pas une goutte de pluie du ciel pour se rafraîchir, et il n'y aurait pas le moindre petit souffle de vent pour apporter un peu d'agrément.
- Ce calme est impressionnant malgré tout.
Ces propos ne peuvent être tenus pour avérés, considéré l'absence de témoins pour les rapporter. Mais on peut raisonnablement penser qu'ils auraient pu être prononcés ainsi. C'est en tous cas plus que plausible, de la même manière que l'on sait tout ou presque des hommes de Cro-Magnon, sans qu'on puisse présenter pourtant une seule personne les ayant rencontrés.
Le silence est parfois plus déroutant que le bruit lui-même. Un silence total évoque la mort, un silence de mort fait peur. Le bruit peut terroriser parfois au point pourquoi pas d'en perdre la raison, mais jamais on ne le marie avec la notion de trépas.
Le bruit rassure même s'il inquiète, il veut dire qu'il y a la vie qui s'ébroue tout près.
- Je n'aime pas ça, ce calme est comme celui qui précède la tempête. On a l'impression que tout peut arriver dans les minutes qui viennent.
Il faut tendre l'oreille. Mais non. Il n'y a pas le plus petit bourdonnement d'insecte qu'elle puisse entendre, pas de passage léger et discret d'un moucheron, d'un scarabée grattant le sol pour s'enfouir.
C'est comme si le monde s'était tu ou arrêté.
- On a la désagréable impression que toute vie s'est immobilisée à des kilomètres tout autour.
Elle a envie de rire pour combler le silence.
- Oui et pourtant je suis sûre que tout près d'ici la vie grouille.
Je rappelle que ces propos sont plausibles, il est aussi vraisemblable qu'ils soient tenus par un homme et une femme. Cependant nous n'avons aucune garantie à ce sujet.
A cet instant où l'on commence de douter, il serait prudent de prendre le chemin le plus court jusqu'au prochain bruit. Et se dire qu'on s'est fait peur pour rien.
- Tu vois je te l'avais dit.
- Je préfère ça quand même.
Mais il sera inutile de fuir. En effet les premières rumeurs viennent enfin percer la tranquillité des lieux. C'est presque inaudible au début, mais on commence à sentir les vibrations, comme la sensation du bruit, juste avant le bruit lui-même.
- Tu entends?
C'est la femme qui la première saisit la clameur rassurante, on ne sait pas encore son nom, mais on sait déjà qu'elle va se découvrir rapidement. On va la reconnaître, l'appeler. C'est important aussi, un bruit que l'on ne peut pas interpeller fait aussi peur que le silence lui-même.
- Ca ressemble à un orage lointain.
Pourtant le ciel est toujours d'une sérénité désarmante mais l'homme reconnaît...
- Comme des tambours qui joueraient…
Il faut pouvoir désigner ce bruit, sinon c'est une circonstance aggravante. C'est à l'oreille de discerner les premières notes. Après le cœur arrêtera de battre la chamade et le cerveau de fournir des informations alarmantes et inutiles.
Pour que le monde redevienne celui connu avant ce grand silence menaçant. Il est certain que personne ne pourrait retrouver le sommeil avant d'avoir pu déterminer que ce couinement terrifiant entendu n'est en fait qu'un oiseau chamailleur dans une gouttière.
- C'est un air connu pourtant, mais c'est loin. C'est stupide d'avoir eu peur, mais là les choses sont claires. Dans cinq minutes on va entendre les cuivres, et voire même les voix.
Le son grandit en intensité, mais pour le moment dans le même registre, juste un grondement qu'on ne parvient toujours pas à nommer précisément. C'est une question de temps, qui sait de secondes. A moins qu'après s'être approché, il ne s'éloigne de nouveau définitivement, ce qui serait pire que tout et signifierait le retour révoltant du silence.
- Ca se rapproche, ou ça s'éloigne?
La femme attend de l'homme des propos rassurants. Ainsi il devrait répondre en posant sa voix :
- Ca se rapproche, et je reconnais cet air là, le nom m'échappe pour le moment mais je le connais sans l'ombre d'un doute.
De cette manière tous les deux vont reprendre le cours normal de leur vie.
Nous avons défini arbitrairement qu'ils étaient deux, ceci afin d'éviter la panique qui envahit plus facilement un groupe et le disperse.
C'est vrai que ce grondement reste à distance incertaine. Elle dirait bourdonnement pour le définir, et lui pencherait plutôt pour grognement mais il ne dira pas ce mot. Qui dit grognement sous entend que c'est un animal qui s'approche, cette seule idée contient les remugles repoussants d'un nouveau danger inconnu.
Ce peut être un seul animal, mais alors il serait terrible, il est plus crédible qu'il s'agisse d'une meute, d'un troupeau. Ce qui pourrait être tranquillisant, les animaux les plus terrifiants ont rarement l'instinct grégaire.
La pensée d'un piétinement de sabots, des buffles par exemple, est ainsi confortable. Bien plus qu'un tigre même seul qui serait alors d'une taille phénoménale pour remplir l'air de cette manière avec sa seule voix.
C'est vers cette solution qu'il va se diriger pour l'instant, prétendre encore reconnaître un air sans pouvoir lui attribuer un nom, ce n'est pas encore inquiétant, mais pourrait vite le devenir.
- Non, j'y suis cette fois, c'est confus mais c'est bien un gigantesque troupeau qui se déplace. Peut être plusieurs milliers d'individus, comme des bisons.
Mais cette affirmation contient aussi un autre problème qu'il faut traiter maintenant, sans lui laisser le temps de faire un mauvais chemin. Car la femme compte bien sur des affirmations qui apaisent, elle ne veut pas de celles qui angoissent.
- Mais ils sont loin! Et là où nous sommes nous ne risquons vraiment rien, même s'ils devaient pour une raison ou une autre faire leur transhumance par ces lieux. Ca pourrait même être un spectacle magnifique.
- Du moment que nous ne risquons rien.
Rassurée, elle remarque le paysage vraiment désert, sans arbres ni fleurs, l'endroit est sauvage et ne lui plaît guère. L'homme se tait, il lui semble bien maintenant que ce sont des canons qui tonnent, et que c'est une guerre sans merci qui s'avance vers eux pour les broyer, mais il se tait.
La matinée s'est un peu avancée, il fait de plus en plus chaud, et le martèlement est devenu plus fort. Vraiment plus fort. D'ailleurs il faut maintenant élever un peu la voix pour pouvoir échanger quelques mots. S'ils ne veulent pas basculer précipitamment dans une appréhension grave et irraisonnée, il faudrait bien que ces fameux bisons deviennent réalité pour la femme. Ou qu'apparaissent les premiers combattants pour l'homme.
Mais à cela il n'y croit plus beaucoup.
Une personne seule, confrontée à cette interrogation, aurait sans doute cherché dans une fuite éperdue et stérile une réponse à cette question.
- Mais que se passe-t-il?
Mais ils sont deux, lui ne veut pour rien au monde s'enfuir honteusement. Elle, veut faire confiance encore un peu, jusqu'au bout de ses forces. Ils se regardent beaucoup, chacun guettant les signes de faiblesse de l'autre, il serait tellement apaisant de céder à la panique pour se réconforter dans une bonne course effrénée vers l'horizon en hurlant leur effroi.
Mais alors le bruit qu'ils font tous les deux dans leur débandade couvre le bruit qui s'approche. Il est bien certain qu'un bruit que personne ne peut entendre ne saurait être angoissant. Ils s'arrêtent donc de courir. Mais s'ils s'arrêtent, ils l'entendent de nouveau et alors ils s'enfuient en criant. Alors ils ne l'entendent plus et les voilà donc condamnés à courir éternellement pour une raison en définitive anodine.
Savoir peut être déraisonnable, mais vouloir ne pas savoir est idéaliste et insensé. On ne saurait à tout prix renoncer à connaître la vérité.
- Mais que se passe-t-il? , demande de nouveau la femme.
C'est elle certainement qui cette fois n'y tient plus. Dans l'après midi qui chemine, ils ne pourront bientôt plus s'entendre et ces paroles peuvent être les dernières qu’ils vont pouvoir échanger.
Il ne croit plus en une armée gigantesque, il dirait maintenant que des montagnes s'effondrent ou se querellent, qu'un monde barbare va surgir sous leurs pieds.
Il n'ose plus mentir de toute façon, c'est inutile et trop tard.
- Je ne sais pas, mais nous devons attendre ici. Ce bruit finira bien par passer, un bruit qui n'en finirait pas n'a pas de sens. Il apparaît, il monte, il lui faut bien redescendre pour disparaître. Sinon rien n'aurait plus d'entendement.
Il voudrait voir une quelconque trace de ce qui les enveloppe, et qui dégagerait vers le ciel des volutes de poussières qui mettraient des mois à retomber. S'il devient assourdissant le bruit ne jette aucune autre empreinte, aucune odeur. Juste le bruit.
L'homme n'est pas dans l'erreur. Indubitablement il finira par passer pour s'éloigner enfin et décroître. Tout événement, tout être pour exister doit naître et mourir. De la même manière, la douleur, la joie, la peine, leur vie pour tout dire, vont finir par s'amoindrir avec le temps qui passe. Le bruit ne devrait pas suivre une autre voie.
Cela fait presque une journée entière maintenant que cela dure, avec la nuit qui ne manquera pas de tomber bientôt le silence va revenir et ils en seront quittes pour une belle frayeur. Cela les aura rapprochés voilà tout, et dans l'obscurité qui s'affirme, ils pensent qu'ils seront heureux demain d'avoir su traverser cette épreuve.
- Il faut tenir, lui a-t-il crié.
C'est décidé, ils ne bougeront plus, roulés en boule sur le sol enserrant leurs têtes dans leurs bras. Le bruit est là, il est sur eux, il les entoure, il les couvre. C'est fini, ils ne vont plus se parler, il aurait voulu lui dire des choses, qui sait ce qu'elle aurait pu répondre, mais il n'est plus temps.
Ce matin encore ils pouvaient deviser dans le silence pesant, qu'ils trouvaient menaçant. S'ils avaient su, c'était à ce moment qu'il fallait fuir. Au lieu d'attendre. Il n'y a plus que le bruit, rien d'autre, il vient de nulle part, il est partout. Avant que leur tête n'éclate, ils voudraient savoir ce qui se passe.
Ils savent confusément qu'ils n'auront pas de réponse, que celle-ci n'a plus beaucoup d'importance. Ils ne peuvent plus que mourir dans ce bouleversement.
Certains pourraient prétendre qu'un groupe aurait pu voir un certain nombre d'individus survivre à ce cataclysme. Ils pourraient alors considérer légitimement que ces survivants auraient pu raconter en détail cet événement, même sans pouvoir cependant en fournir l'explication. Et qu'ainsi le souvenir de ce chaos mémorable aurait subsisté au travers des âges, pourquoi pas dans les légendes des hommes. Elles sont en général friandes de catastrophes.
Mais une telle affirmation serait faite dans l'ignorance de ce qui s'est passé ce jour là.
Ce jour là, un capricieux grumeau de matière perdu dans le vide du cosmos a explosé dans un bruit jusqu'à là ignoré. Et il y eut un soir.
Longtemps, longtemps après, le temps que la rumeur s'estompe, on le nomma Big-bang. Le temps que l'homme et la femme retrouvent la parole, cette fois c'était le sixième jour, sur une chiure de mouche de la taille d'une terre