Liste rafraîchie toutes les heures
Une île presque déserte
Le chien et le pigeon
Le premier jour
L’herbe aux lapins
Douze fois douze
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Le vieil homme
J'avais rabattu sur ma tête la capuche de mon ciré.
C'était peut être pour mieux me dissimuler, ou me protéger des embruns, comment savoir. Je crois que je l'ignorais moi même.
Je pouvais, de toute façon, difficilement passer inaperçu, puisque j'étais désespérément seul sur la digue. La tempête qui allait s'amplifiant confinait les gens chez eux, bien à l'abri des éléments, comme ils avaient raison.
J'étais un vieux fou d'être venu ici.
Cet événement il est vrai n'intéressait que moi, je n'en voulais donc à personne.
Tout près, je pouvais voir le navire fendre les flots tumultueux, pourtant la haute mer avec ses creux impressionnant était encore loin. La pêche promettait d'être dure. Je connaissais chaque respiration de l'étrave qui se jetait hors de l'eau pour reprendre son souffle, chaque battement du diesel, vieux coeur fidèle qui lançait la proue à l'assaut toujours avec cette rage de vaincre que je savais infaillible. Pour l'avoir fréquenté pendant des années.
Je connaissais chaque centimètre de ce pont où la mer déversait sa furie, histoire de montrer sa force, ce pont que j'avais arpenté tant et tant de fois...
Combien de temps en fait, trente ans, quarante ans, j'étais bien incapable de le dire, une bonne partie de ma vie, toute ma vie.
Le passé. Aujourd'hui il partait encore, et j'étais à terre, pour la première fois.
Mon vague à l'âme l'accompagnait dans ses soubresauts, Dieu que cette nostalgie me pesait en cet instant, j'aurais donné mes plus forts souvenirs pour une place à bord, même au fond des cales.
J'étais au bout de la digue. Il ne me restait plus qu'à stopper là.
Dans quelques secondes il passerait à ma hauteur, j'en distinguerais encore les plus infimes détails pendant une minute, puis doucement sans paraître il m'échapperait peu à peu. En s'éloignant vers un horizon tellement lointain pour moi.
Alors on lancerait les filets, et la pêche commencerait, par ce temps le travail serait des plus pénibles. Je voyais déjà les rets gonflés de poissons qui d'un coup étaient libérés et répandaient leur contenu sur le pont en protestant de toutes leurs forces.
Cette scène je l'avais vécue un nombre incalculable de fois, mais toujours avec la même exaltation, le même amour, la même passion. Simplement cette fois j'étais à terre.
Et j'avais le coeur lourd.
Voilà. Le bateau passait dans le chenal en contrebas, un peu de moi même s'en allait vers l'infini.
Les hommes étaient à l'abri, c'était aussi bien, je devais me contenter de saluer cette vieille carcasse.
Elle ne me présenta bientôt plus que sa poupe, je ne l'avais jamais vue ainsi.
Il me fallait rentrer maintenant avec ma tristesse. Celle d'un vieux marin contraint par l'âge de fouler le plancher des vaches, comme n'importe quel terrien ordinaire. Bien sûr.
Mais ce n'était pas seulement cela, je devais me l'avouer même si cette pensée me faisait mal. N'avais-je pas simplement peur pour cet enfant qui prenait la mer aujourd'hui pour la première fois sur ce bateau...
Bonne pêche mon fils.
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