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Douze fois douze

Il avait neigé une bonne partie de la nuit.
Je rabattais le rideau sur la fenêtre, rageur. Ce n'est pas encore cela qui va me faciliter la tâche et m'éclaircir les idées. Ce merveilleux linceul blanc m'aurait comblé un mois plus tôt, je n'aurais pas mieux demandé que de faire des boules de neige. J'étais alors en congé et cette affaire pourrie dormait encore au fin fond d'un esprit ravagé.
J'allume la radio, on m'apprend ce que je sais déjà. Savoir qu'il a neigé sur la Normandie toute la nuit.
Il est tellement plus facile de dire le temps qu'il a fait. Le tordu qui a décidé de me faire tourner en bourrique va peut être se décider à prendre des vacances d'hiver.
On peut rêver non. J'avale ma chope de café brûlant. On peut rêver.
La chose m'étonnerait quand même, j'avale un croissant de la veille, ils sont meilleurs frais, non, si je n'ai pas la géniale intuition, ou si le hasard ne s'y met pas, le fossoyeur de la ville va me faire la tête. Par ce temps même un chien ne creuserait pas un trou pour y mettre son os. Alors deux cent huit...
Sept heures trente. Tout a commencé il y a trois semaines, ou trois morts. Un hasard. Il était à peu prés cette heure, un mardi matin comme un autre, comme il y en a tant d'autres. Le camion poubelle remontait lentement l'une des rues en dehors de la ville. En évoquant le début de cette affaire j'ai la sensation d'être derrière ce camion, au volant même, voilà, je débraye. Je freine, Jojo s'empare d'une de ces poubelles énormes de 150 litres qui une fois hissées sur un bras automatique se déversent à l'intérieur de la benne d'un simple coup de vérin. Je le vois très bien dans le rétroviseur qui semble peiner.
- Albert descend ton cul et donne moi un coup de main. Putain qu'elle est lourde, je sais pas ce qu'ils foutent dedans mais dit donc.
Jojo soulève le couvercle d'une main experte, il n'est pas rare de faire des découvertes intéressantes qui peuvent parfois arrondir les fins de mois en revendant les trouvailles aux chiffonniers.
- Pouah ça pue là dedans en plus. Dégueulasse.
La poubelle est maintenant sur son socle, c'est Albert qui en actionne le mécanisme. Le contenu est livré à l'énorme broyeur. Le travail continue devant une douzaine de voitures bloquées derrière le camion. Je suis en train d'écraser ma cigarette quand j'entends Jojo gueulant comme un putois, il me dit de descendre, encore. C'est pas mon boulot ça, moi je conduis et j'emmerde les bagnoles. C'est tout, et c'est déjà pas mal.
- Merde descend et viens voir ça, et arrête ton broyeur.
Albert et Arthur qui avait rattrapé le camion étaient plantés devant la benne, les yeux fixés à l'intérieur. Je regarde à mon tour.
Le rapport donnait quelques détails croustillants de ce que vit le conducteur, j'en ai oublié les termes exacts, où il était question d'un bras que la pale ensanglantée poussait sans pudeur parmi les détritus. C'était une trouvaille inhabituelle et qui ne rapporterait rien à part des questions.
Les divers éléments du cadavre une fois mis bout à bout révélèrent rapidement son identité. Un célibataire de 44 ans, chef d'équipe à l'arsenal de la ville. Pas d'ennemis, pas plus que de mobile apparents. Comme les autres, des gens sans histoire qui se mettaient tout d'un coup à dérailler et prenaient le devant de l'actualité. Je pris l'enquête en cours. Le mardi suivant le corps d'un gérant de magasin d'alimentation fut découvert par sa femme infirmière à l'hôpital, et qui venait de terminer une nuit de permanence. Ca fait plaisir en rentrant du boulot de trouver son homme avec un hachoir planté en travers de la tête.
Même pour elle, il n'y avait plus de soins à lui donner, le crâne défoncé depuis déjà plusieurs heures. Mort à 43 ans, sans enfants, sans ennemis.
Selon l'enquête aucun point commun entre ces deux morts, sinon une certaine sauvagerie indubitable et sanglante et le fait que j'étais chargé avec mon équipe de trouver une fin rapide et heureuse à cette histoire.
Je me rappelle du mardi suivant comme d'un cauchemar.
J'attendais mon mort avec une sorte de fatalité, ou d'impatience.
Je ne le connaissais pas encore, mais je savais déjà qu'il m'attendait, quelque part dans la ville, n'importe où, mais il m'attendait. Il s'annonça en fin d'après midi. Je fus parmi les premiers sur les lieux.
Le spectacle de cet homme étranglé avec un barbelé avait de quoi dégoûter. J'eus un haut-le-coeur, mais le calme olympien du photographe me dissuada d'en faire plus, et puis j'avais quand même l'habitude. Le voisin fit sa déposition, un peu hébété, disant qu'à force d'entendre les vaches meugler, il était venu aux nouvelles. Le train train.
Je quittais la ferme.
Le lendemain, la presse locale ne manqua pas de faire l'addition.
Les deux premiers n'étaient déjà pas passés inaperçus, mais le meurtre de cet agriculteur de 44 ans, père de trois enfants fit déborder la coupe.
L'affaire tomba même entre les pattes des actualités régionales et nationales qui en firent leurs choux gras. Je n'allais pas tarder à passer pour un con, et même peut être plus encore, un con de flic.
Il était un peu plus de sept heures trente, il avait neigé, et nous étions un mardi.
Un dernier regard dans la glace, en me disant que nous flics de province ne sommes pas plus bêtes que nos collègues de la capitale, nous avons moins de moyens, moins l'habitude, mais tellement de bonne volonté.
Je sors. Un corps doit déjà refroidir quelque part.
Avec ces réflexions là, je ne vais pas aller bien loin. Il y a une bonne vingtaine de centimètres de neige partout. Rouler là-dessus va relever de l'équilibre sans aucun doute, et le ciel menace encore. Une mauvaise journée qui commence.
Le moteur répond à la première sollicitation.
Il me faut trouver le coupable vite fait, car il respire non loin d'ici, il ne peut en être autrement. De toute façon je dois bien avouer que ce n'est pas un jour pour aller à la pêche aux indices, d'ailleurs depuis Hercule Poirot, c'est démodé.
J'ai les doigts engourdis par le froid, l'esprit aussi. Ces trois morts là me turlupinent plus que je ne saurais le dire, certains ont dit que c'était l'oeuvre d'un fou, moi je n'y crois pas. Un fou ne peut tuer de cette façon, je le sais.
- Merde merde, saloperie va!
Le volant semble doué de vie, cinq kilomètres à faire comme ça. La voiture s'est arrêtée à trente centimètres d'un poteau indicateur.
La glissade reprend, toujours incertaine. Le téléphone grésille.
- Molière, j'écoute.
- Pas trop de neige chez vous?
- De la neige? Etes vous donc fou mon ami. Je suis en plein soleil au bord de ma piscine, de la neige, c'est vos lunettes qu'il faudrait changer. A part ça quelque chose de neuf pour que vous osiez me déranger pendant que je me débats avec le volant ?
- Oh trois fois rien, et quand je dis trois fois rien, tu vois à quoi je fais allusion. Ce serait plutôt trois fois beaucoup. La moisson commence à donner, nous tenons notre dénominateur commun. Tout simple, mais loin dans le temps, dans les années quarante il faut remonter. Nos trois cadavres ont fréquenté la même école, une école d'apprentis de la marine, promotion 144, un peu avant la fin de la guerre.
Mon front se couvre d'une sueur froide passagère.
- Merde, et ils étaient combien dans cette promotion? Dix, vingt...
- Vingt quatre.
- Remerde. L'en reste encore vingt et un. Vingt ce soir, si tout se passe mal. Mais non, notre assassin va rester bien au chaud, d'ailleurs il ne sait pas skier. Bon, tu me mets un maximum de personnes là dessus. J'arrive d'ici environ une demi heure, enfin j'espère, en arrivant je veux les noms de toutes ces braves gens, et du détails, je veux connaître la couleur de leurs draps, le prénom de la belle mère. Déjà si nous avions quelques noms et adresses ce serait pas si mal...
- Ouais. Déjà, tu sais, depuis ce temps il y en a des morts, en comptant large il doit nous en rester une petite douzaine de bonshommes.
- C'est douze de trop. Et on a quinze jours de retard sur ce margoulin qui se paye notre tête. Bon, je glisse jusque chez la veuve infirmière voir un truc et je rapplique dans la foulée.
- Okay Molière, à tout de suite.
J'aurais pu m'appeler Corneille ou Voltaire, ou Poubelle. Mais il y a bien longtemps que ça ne fait plus rire personne. D'ailleurs ça n'a rien de drôle.
Je suis obligé de rouler très lentement sur cette banquise, j'en profite pour repasser mes leçons au ralenti.
Maintenant que nous tenons la ficelle il faut tirer dessus, vite, mais pas trop fort pour ne pas la casser. Je vois mal néanmoins comment éviter le quatrième macchabée qui s'annonce, il fait déjà partie du présent, ça j'en suis sûr et certain. Il va falloir faire avec. Impossible de retrouver et de protéger une douzaine de types comme cela en quelques heures. Le cadavre du jour est d'ailleurs peut être déjà servi et nous attend dans un coin.
Deux enfants se lancent des boules de neige, j'ai envie d'aller jouer avec eux. Non, le temps presse. Il faut arrêter l'hémorragie. Ces conneries, on ne sait jamais comment ça peut tourner
Mais je dois trouver l'imbécile et arrêter ce jeu stupide.
Deux solutions, ou il est à l'intérieur du groupe, et c'est trop facile, ou il est à l'extérieur. Et là c'est la merde. Les recherches vont être autrement plus difficiles. D'ailleurs s'il est à l'intérieur je ne vois pas pourquoi il fait ça. Vraiment pas.
Enfin le centre ville.
La cage d'escalier est aussi glaciale qu'un camion frigorifique.
- Oui ? Ah, vous tombez mal, je partais.
Je pénètre de nouveau dans l'appartement de l'infirmière, une curieuse odeur, comme l'hôpital. Elle se parfume peut être à l'éther.
- Juste une minute, votre mari vous a-t-il jamais parlé d'une école d'apprentis vers la fin de la guerre ? Rappelez-vous ce devait être en 1944 et quelques...
- Voyons, euh, je ne me souviens pas de ça. Nous nous sommes mariés en 1956, alors onze années plus tôt vous savez...
Je me demande comment ce type a pu supporter ce dragon qui sent l'hôpital pendant tout ce temps. L'amour a quand même de drôles d'endroits pour se cacher.
- Attendez peut être pourrait-on trouver quelque chose dans ce tiroir, il est rempli de photos plus ou moins vieilles.
La virago s'énerve, fouillant fébrilement, visiblement pressée. Si encore elle me trouve un truc intéressant, je pardonne et je la trouve sympa.
- Tiens, ça serait pas ça des fois?
Elle retourne une vieille photo de groupe.
- Promotion 144. Pile ce que je cherchais.
Vingt quatre visages, vingt quatre troncs, autant de paires d'yeux qui fixent l'objectif, tous plus innocents les uns que les autres. Il y en a pourtant dans ce gentil groupe certains qui ont l'âme chargée...
Je m'enfuis avec mon butin dans la poche. Bien trop heureux. Juste quelques flocons qui volent mais qui ne réussiront pas à entamer mon bonheur. Cette photo vaut son pesant d'or !
- Duchemin? Duchemin?
J'ai la sensation d'appeler Tombouctou, ces téléphones datent vraiment.
- Ah quand même! Dis donc tu as envoyé un gars aux archives de la marine?
- Ouais, mais c'est pas coton. Pratiquement la moitié des archives a cramé il y a deux ans, alors si on a la poisse...
- La poisse, la poisse, mais voyons donc, c'est une mauvaise excuse pour un mauvais flic. Moi j'ai réussi a retrouver une photo du groupe des vingt quatre en bon état encore, fouillez les cendres, contactez l'état major, le président, qui vous voudrez, mais il nous faut des noms. Ca doit bien exister quelque part quand même. On tient un bon bout. J'arrive avec ma photo.
Je sens comme un joyeux chatouillement se propager dans mes membres, l'odeur un peu fétide de l'action. Ca change de l'éther. Je viens à peine de garer la voiture noire lorsque le téléphone frétille de nouveau.
- Merde, c'est un véritable central téléphonique ici.
Je décroche.
- Molière? Du super frais, un douanier cette fois.
- Pas de panique, je suis juste en bas, tu me rejoints vite fait avec ton fourbi et tes bonnes nouvelles.
Neuf heures, j'allume une cigarette, tirant une bouffée gourmande. Du moins les choses sont-elles claires. Nous avons une semaine devant nous pour trouver ce meurtrier facétieux. Ca devrait suffire. J’extrais le précieux bijou, la photo, de la poche de mon imper.
Toutes ces bonnes têtes souriantes, ça me rappelle mes quinze ans ! C'était le bon temps, pour certaines choses, pour d'autres moins. Ca fait une moyenne, mais on regrette toujours cet âge là même si on a fait quelques conneries.
- Ah Duchemin, quelle direction?
- La vallée. Sa femme l'a retrouvé la tête fendue d'un coup de bêche au fond du jardin. Il venait de rentrer vraisemblablement.
- Question de temps, mais en attendant il nous emmerde ce type, il pourrait au moins les zigouiller proprement, cette idée de leur ouvrir la tête en deux !
Je reprends mon souffle. En fin de compte ça ou une balle dans la tête.
- Le fait est. Mais c'est lui qui décide. Tiens le douanier là, ce doit être celui là, ici notre agriculteur, le tueur c'est peut être cette brave gueule là ! Comment savoir.
- Si ça se trouve il n'est même pas sur la photo, mais le rapport entre elle et lui est indiscutable. Et même un fameux. C'est là? Ouais c'est une question idiote. Visiblement, il y a du monde et on nous attend.
Nous descendons de voiture et nous nous dirigeons vers la bâtisse, un jardinet devant assez bien entretenu, le cadavre recouvert d'une couverture en tissu écossais détonne. Ca fait tache. Juste un regard, il n'a pas grand chose à m'apprendre celui-là. La veuve par contre...dans les quarante trois comme le défunt, très appétissante. Un gage pour cette pensée, dans un endroit comme ça !
Je sors ma photo, trésor inestimable. Si elle m'envoie paître tant pis pour moi. Mais elle ne réalise pas encore très bien ce qui lui arrive. Je dois utiliser cette petite période de flottement.
- Votre mari est-il sur cette photo?
Je connais la réponse.
Un doigt charmant m'indique une tête frisée. Duchemin l'avait reconnu. J'insiste un peu, histoire de. Je connais déjà la réponse.
- Vous n'avez pas une idée des noms des autres personnes?
Merde elle va craquer, non, il y en aurait pour la journée, et en une journée on peut en faire des pas, même dans la neige. Son joli front se plisse. Non plutôt trente cinq ans, les larmes matinales l'ont juste un peu froissée. Une belle femme. Veuve de plus, un parti intéressant ma foi.
Un deuxième gage.
Duchemin me rejoint et me souffle la fumée de sa cigarette dans la figure.
- Tu peux venir une seconde?
Nous nous éloignons.
- Ouais, le mec a été séché avant la tempête de neige de cette nuit, mettons vers onze heures hier soir, en rentrant de son boulot. Il a pris un sacré coup de bêche sur la tête. Enfin ça c'est secondaire si on veut. Je viens d'avoir un appel du gars qui était aux archives. Nous avons tous les noms. Dans vingt minutes nous aurons les adresses de ceux qui restent.
- Ah ce soir la boucle sera bouclée. Arrêtons déjà l'hémorragie, nous aurons l'air moins tarte. Nous faudrait quand même bien un coupable, et le bon de préférence. Tu crois pas Duchemin. Sais-tu mon ami, que je commence à me faire une sérieuse idée de la chose. Ce cadavre là apporte de l'eau à mon moulin si je puis dire. Et nous sommes en face d'une gigantesque pantalonnade. Merde on nous prend vraiment pour des cons. Remarque...
- Tu déconnes là ? A te faire une idée, mais grands dieux avec quoi ! Tu ne vas quand même pas me dire que tu sais. Et d'ailleurs j'aimerais bien que tu m'expliques ce qu'il y a à savoir. Un fou voilà tout, nous avons à faire à un fou et c'est tout. Si tu voyais cette boucherie ! Donne pas envie de prendre un sandwich, ni de manger de la tête de veau.
Duchemin était livide.
- Oh oh freine un peu tu vas déraper sinon. D'abord j'ai rien contre les boucheries et ensuite pour te calmer tu vas aller poser les quelques questions d'usage à notre hôte si sympathique. Et tâche pendant que tu y es de te tenir un peu mieux qu'avec moi tout à l'heure. Si ça te reprend soit discret.
Pas facile de vomir discrètement, mais il fallait bien qu'il apprenne le travail, d'une manière ou d'une autre.
Je lui envoie une vieille bourrade dans le dos et sors dans le jardinet où une foule joyeuse s'active. Décidément aucun respect pour le mort, pas plus que pour les plates bandes. C'est comme ça et le monde continuera de tourner comme ces toupies qui arrivent en bout de course. Et s'arrêtent de tourner.
J'aurais préféré lire un rapport, un beau rapport circonstancié sur un beau papier vélin à 80 grammes tapé par un gendarme lettre par lettre. Evidemment chacun son truc, le mien n'est pas de rester assis derrière un bureau. Et on voit du paysage, comme ce gars là allongé par terre, c'est vrai que la bêche devait être dans de solides mains vue l'entaille faite sur la tête. Un bon coup bien asséné, ce n’était pas pour rire ni l'estourbir! Il y avait une intention de faire très mal, c'est certain.
Duchemin me rejoint.
- Alors moche hein ? Moi j'ai extrait de la veuve ce qu'on pouvait en extraire, elle n'a rien vu et rien entendu because elle prend des cachets pour dormir.
- Des caches sexes ?
- Non des cachets ! Elle ne s'est donc pas inquiétée du retard de son époux qui lui non plus bien sûr n'avait pas d'ennemis particuliers. Remarque bien à la limite il devait pas en avoir plus que les autres, c'est une supposition. Enfin si tu en sais aussi long que tu le dis, je me tais.
Nous réintégrons la voiture radio. Il y fait froid comme dehors. C'est dire. Il faudra demander des voitures préchauffées un jour. J'allume une nouvelle cigarette, sale habitude. Duchemin m'imite.
- Vois-tu mon garçon tu devrais fumer moins. Nul doute tu te sentirais mieux, moins essoufflé en montant ces putains de marches par exemples, moins oppressé, moins taciturne etc. Le tabac ne rend pas heureux j'en suis sûr. Un paquet par jour c'est beaucoup trop, enfin bon. Tu fais comme tu veux, après tout c'est ta vie. Bon c'est pas tout ça mais il leur faut combien de temps à ces guignols pour trouver deux ou trois mauvaises adresses ? Hein, nous n'allons quand même pas aller nous lancer des boules de neige et faire un bonhomme en attendant le bon vouloir de ces messieurs les pantins de bureaucrates. Ah mais. Et puis fume si tu veux après tout.
Un premier grésillement.
- C'est pour nous.
Duchemin décroche et son stylo commence de courir nerveusement sur la page vierge de son carnet, un carnet à spirales comme ceux de l'école communale. Le bon vieux temps certainement. Encore lui décidément. Les gribouillis succèdent aux gribouillis. Le téléphone retrouve brutalement son socle.
- Neuf noms, moins quatre qui sont disparus ou morts depuis déjà un bon moment. Les cinq qui nous restent habitent encore la région. Nous attaquons par lequel ?
Je compulse la liste d'un regard critique. La circulation est plus difficile qu'une heure auparavant, la neige écrasée par toutes ces voitures de merde est devenue glissante comme un rien. Dommage c'était vachement beau y a à peine une heure.
Nous regagnons le centre ville, presque au pas. Nous longeons maintenant les quais avec prudence. La route est glissante, c'est net.
C'est en arrivant près du grand bassin que j'ai compris que quelque chose n'allait pas. La voiture devant ralentissait et j'avais beau écraser la pédale de freins d'ailleurs complètement molle, rien n'y faisait. J'aurais sans doute mieux fait de lui rentrer dedans, sans doute, mais le réflexe premier fut de donner un coup de volant qui nous emmena dans une glissade délicieuse. Duchemin n'avait pas encore bronché, pensant peut être à une plaisanterie fine de ma part. Une fantaisie. Je remis les choses au point. En lâchant le volant.
- On a plus de freins.
La dizaine de mètres qui nous séparait du bassin fut rapidement franchie, je bousculais au passage un tas de casiers vides qui partirent à la flotte, avec nous. Ceux-là ne feraient plus de mal aux crabes du coin.
- On est bons pour la baille mon garçon.
Le volant était devenu mou lui aussi, curieusement, complètement inutile au point où nous en étions.
La voiture fit un splash très glauque au contact du liquide noirâtre, je regardais encore le volant et puis rapidement je repris doucement corps avec la triste réalité.
Je m'étais toujours dit en passant devant le bassin, et j'y passais souvent, que je n'aimerais pas y plonger en bagnole. Et voilà, c'était fait.
- N'ouvre surtout pas ta porte maintenant, sinon nous allons prendre un vrai bouillon et on risque plus qu'un rhume. On attend.
Duchemin s'apprêtait à sortir, comme si de rien n'était.
- Si tu l'ouvres maintenant l'eau va s'engouffrer d'un coup et nous risquons fort d'être déjà noyés en arrivant au fond. En plus que la marée est haute. Une fois au fond sur la vase nous prendrons notre temps et ouvrirons calmement les vitres pour que la bagnole se remplisse, ensuite nous pourrons ouvrir les portières facilement. Je suppose que tu sais nager bien sûr ?
- Pas plus que ça m'enfin ça devrait suffire pour remonter à la surface.
- Parfait, attendons.
La voiture s'enfonce lentement, l'eau commence à pénétrer dans l'habitacle. Le ciel s'efface en quelques secondes, nous sommes déjà sous l'eau et nous descendons avec une lenteur surprenante. Les badauds doivent se rincer l'œil là haut. Les fumiers, enfin ça les occupe. Les pompiers sont déjà prévenus sans doute.
- Merde, ça fait une drôle d'impression, j'aimerais bien pouvoir raconter ça d'ici une heure ou deux.
- Pas de problème Duchemin, tu raconteras ça ...
Nous sentons la tonne du break qui descend comme une feuille morte, la nuit tombe rapidement sur nous. C'est sinistre.
- Au moins on va pas mourir brûlés vifs !
Nous avons l'eau aux genoux, nous avons l'air complètement idiots tranquillement assis sur nos sièges comme si de rien n'était avec nos ceintures encore bouclées. Le silence des grandes profondeurs. Pas possible d'apercevoir ne serait-ce que la queue d'un poisson, encore moins de lui demander si le fond est encore loin. Il fait noir comme dans le cagibi où ma mère nous enfermait avec elle les soirs d'orage. Il faut que j'arrête de me faire du mal avec mes souvenirs, que je les plie, que je les range et que je referme l'armoire.
L'eau nous rappelle que nous sommes bien dans l'eau, le léger bercement cesse brusquement, il fait froid et nous sommes au fond.
- Nous y voilà quand même. On ne va pas attendre les secours hein, ou dans trente secondes on est noyés comme des cons. On tente une sortie ? Allez, ouvrons les fenêtres en douceur et sans s'énerver.
Nous commençons à jouer des manivelles.
Ecoeurante la flotte noirâtre et puante finit d'envahir l'habitacle. J'ai froid tout d'un coup, ça pue le fuel et le poisson de la semaine dernière. Une horreur.
On est vraiment tombés dans le port.
- On prend une bonne goulée d'air et on y va, un, deux...
Voilà c'est terminé en quelques secondes.
J'ouvre ma portière sans difficulté comme dans un ralenti, je me glisse à l'extérieur et d'un coup me propulse vers le haut. C'est aussi facile qu'à la piscine, comme à la parade. Instinctivement j'ai fermé les yeux, il n'y a rien à voir de toute façon. Circulez et plus vite que ça. Mon imper me gêne un peu aux entournures, pas facile de prendre un bain habillé comme ça. J'ai la tête grosse comme un melon, j'ai ouvert les yeux.
C'est plus difficile que prévu, il y a bien sept ou huit mètres de fond, marée haute en plus! La lumière vient à ma rencontre, je suis gelé jusqu'à la moelle des os et plus encore. Le ciel enfin, je crève la surface tel une grosse bulle, assoiffé d'un air qui me manque. Je l'avale autant que je peux pendant une ou deux secondes, et me voici de nouveau sous l'eau, phénomène normal. Il y a deux secondes j'ai été littéralement expulsé, mon poids me ramène maintenant sous la surface, ça dure encore une ou deux secondes et je me stabilise le nez dehors. Pas trop tôt quand même. Je regarde une petite troupe qui s'active devant moi, de joyeux spectateurs qui n'ont même pas payé leur place. Profitez le spectacle est gratuit aujourd'hui. Tout près une échelle me tend ses barreaux de métal. Encore heureux que le bloc de granit dans lequel ils sont scellés ne me tombe pas dessus, ça suffit pour aujourd'hui. Un dernier effort, je touche enfin la terre ferme où je m'effondre totalement vidé. Dur d'être dans la police. Si en plus faut être sportif !
Deux imbéciles se jettent sur moi, ils m'étouffent avec une couverture et me frictionnent, encore des secouristes. Ils me prennent certainement pour un chien. Je ne sais pas où ils ont vu jouer ça. J'entends le cri d'une sirène familière qui se rapproche, tout bien réfléchi ce n'était pas un temps pour prendre un bain, en voiture qui plus est. J'essaierai de m'en rappeler pour une prochaine fois et j'attendrai l'été.
Je me relève un peu abasourdi, dégoulinant et puant, je pénètre à l'intérieur du camion des pompiers.
- Non seulement elle est froide comme mon arrière grand mère mais en plus un maquereau n'y retrouverait pas sa morue. Préfère l'eau du robinet.
Je jette un coup d'œil à gauche et à droite.
- Mon collègue ?
- Sais pas, on arrive, personne d'autre pour l'instant.
- Bon dieu !
Je bondis à l'extérieur et jette la couverture au sol, très théâtral. Personne à part les badauds qui scrutent la surface de l'eau. Les gens aiment bien en général quand les bagnoles vont au fond.
J'entends un commentaire.
- Je vous dis qu'ils étaient deux ! Z'ont failli me renverser.
J'enlève mon imper et mes godasses, quelques pas d'élan et magistral, je plonge.
Eau mal goûtée la première fois - stop - reprends température - stop -
Je me rends compte rapidement de l'inutilité de mon geste, il n'y a rien à voir dans cette purée, rien. J'ai froid, je remonte. J'ai fait ce qu'il fallait faire en pareille occasion. Point trop n'en faut. Je vais pas aller jusqu'à me noyer quand même.
Cette fois je me laisse choyer et nous nous acheminons vers l'hôpital tout proche.
Je tire goulûment sur une cigarette qu'on m'a collée entre les lèvres, les miennes bien sûr sont inutilisables, d'abord parce qu'elles sont détrempées, ensuite et surtout parce qu'elles sont restées dans la boite à gants. Dans la voiture, au fond de l'eau.
Avec Duchemin.
Il est probable qu'on va s'occuper de lui avant elles.
En regardant le plafond aseptisé de ma chambre d'hôpital, bien au chaud, je me dis que finalement les choses se sont passées comme elles le devaient.
Un doigt de hasard, et beaucoup d'initiative de ma part, je suis un bon flic.
Je passe une nuit en demi teinte, agitée comme pas une, une fois trop chaud, une fois trop froid. Et j'ai soif, plus soif.
Mercredi matin, dix heures.
J'émerge cette fois. Je me sens presque en pleine forme, autant qu'on puisse l'être après deux bains glacés dans les eaux profondes du bassin. Je profite d'un copieux petit déjeuner, j'en ai obtenu un deuxième, normal je suis un héros, et plus encore un héros malheureux. Tranquille. Cette après midi interrogation officielle sur la leçon d'hier, normal. Je vais avoir une bonne note, je la connais par cœur.
Il existe mille et une façons de mourir pour un poulet, mais noyé, non, c'est un manque certain de dignité, ou de chance. Allez savoir.
Une enquête normale de toute manière dont je connais déjà les conclusions évidemment, tout est bien.
Je suis tenté de dire, qui finit bien.
Je me lève et je regarde par la fenêtre la neige qui va s'effilochant. Tant de chose en un seul jour. J'allume une cigarette, et merde je continue de fumer, tant pis pour moi. J'arrêterai un autre jour.
Soudainement les souvenirs affluent, trop longtemps compressés dans leur boite, bien trop étroite évidemment. Les voilà qui resurgissent.
Voyons, c'était un jeudi.
Le jeudi 12 Août 1944.
J'avais quatorze ans et quelques mois. Il faisait chaud aussi, très chaud. J'ai l'impression d'y être. La guerre était toute proche, les allemands aussi, peut être une dizaine de kilomètres, et reculaient sans précipitation dans ce secteur. Les américains poussaient doucement dans ce coin là.
Tiens encore une urgence ! Les gens devraient faire attention par ce temps là.
Il faisait chaud dans cette petite ville côtière, nous avions convenu, sept camarades et moi même de faire un grand tour. Ils s'appelaient eux même les Inséparables et faisaient leurs bêtises ensemble.
Nous avions commencé par la plage, malgré le temps superbe elle était déserte. Les gens avaient d'autres chats à fouetter. Il restait peu de temps pour devenir un bon résistant.
A force de grands chemins nous nous étions retrouvés à la sortie Nord de la ville, entre deux batailles de pierres, un jeu stupide et dangereux auquel nous passions notre temps comme les gamins de notre âge. Tout était arrivé là.
L'un d'entre nous avait aperçu un poirier dans un verger entouré d'un mur bas.
- On le met à sac ?
- T'es fou ! Elles sont vertes tes poires, si t'as envie d'une colique, vas y !
Pourtant nous y allâmes. Par un entraînement mutuel. Nous passions sous une fenêtre, quand brusquement le chef de file fit volte face, le doigt sur les lèvres l'air très intéressé, nous imposant le silence.
D'un geste ample il nous fit signe de nous approcher sans bruit.
Une jeune femme, vingt cinq ans environ, qui nous tournait le dos, était en train de se déshabiller. Peut être pour se vêtir d'un vêtement plus léger.
Je ne saurais le dire, et encore moins expliquer ce qui se passa dans nos têtes, mais la vue de ce corps maintenant parfaitement nu, et parfait, aux courbes comme nous n'en avions encore jamais vues, enflamma notre cervelle.
- Les mecs, on rentre et on lui demande à boire ?
La foule suivit, sans protester. Il faisait trop chaud pour réfléchir.
La porte était là, ouverte en plus.
- Chéri ? C’est toi ?
Nous étions figés, stupides, ne sachant que faire, que répondre. Et puis elle apparut, juste devant nous, simplement vêtue de ses sous vêtements.
Immensément belle, affolant nos esprits, aussi stupéfiée que nous l'étions.
Et tellement désirable.
Sans doute les choses auraient elles tourné autrement si elle ne s'était mise stupidement à crier. Elle aurait du nous chasser en nous engueulant comme des enfants que nous étions.
Le premier de ses cris s'étouffa dans la main ferme de Léon, je revois très bien la scène. Il fallait qu'elle se taise.
Elle lui mordit cruellement la main et ce fut je crois le début de la curée.
Nous n'eûmes aucun mal à maîtriser ce corps bondissant dont les efforts pour se libérer des abominables étreintes allaient en s'atténuant au fil des minutes.
Huit jeunes gens pleins de force contre une jeune fille. Le viol dura, j'ignore combien de temps, puis devant ce corps pantelant et épuisés nous commençâmes à nous égayer dans la maison, fouillant ça et là.
Je découvris un superbe P38 avec son chargeur, à croire qu'il sortait de la fabrique.
Je contemplais ma découverte, cette arme était remarquable, quand la porte s'ouvrit sur un homme d'une trentaine d'années. Il lui fallut deux secondes pour comprendre et se ruer sur le plus proche d'entre nous.
Je fis feu sans prendre le temps de viser, ou de réfléchir. Il fut rejeté en arrière, la tête ensanglantée.
Les oiseaux disparurent aussitôt dans la nature.
Vingt minutes plus tard les premiers véhicules allemands traversèrent la ville, des autos mitrailleuses, des side-cars, des camions, puis quelques chars la tourelle tournée en sens contraire. Une foule d'uniformes. Les américains commençaient à pousser fort.
Les premiers obus éclatèrent, des combats sporadiques mais violents suivirent.
Mes souvenirs de la bataille sont très transparents dans ce domaine, et pour cause. J'étais tapi au fond de la cave paternelle, terrorisé par ces bruits de guerre et par ce que j'avais fait quelques minutes plus tôt.
Les américains suivirent bientôt. Pour nous la guerre était finie.
Quelques morts innocents parmi la population, et les exactions habituelles et presque obligatoires d'une armée en déroute, ou en campagne.
Dont cette jeune femme violée, et devenue folle, et son mari, abattu d'une balle de P 38 en pleine tête. Salauds de boches.
J'écrase ma cigarette dans le cendrier et je serre les poings. J'en rallume une autre. Un peu plus tôt, un peu plus tard.
L'année suivante les apprentis de la Marine regagnèrent les locaux plus vastes de la grand ville. Je ne revis jamais les Inséparables, et ne fis rien pour ce faire d'ailleurs.
En mai, le petit Pierre vit le jour, d'une mère qui avait perdu l'esprit. Sacré Duchemin va, il a du naître un mardi.
Et le temps s'écoula, paisible, tout s'effaça.
Jusqu'à il y a peu.
Date à laquelle le premier des Inséparables fut assassiné, puis un deuxième, puis trois et quatre. Les Inséparables renaissaient, dans la mort.
Il en restait encore trois vivants dans la région. J'ignore comment cette andouille de Duchemin a pu apprendre ses origines. Peut être par sa mère dans un moment de lucidité qui lui a donné quelques indices.
Les deux ancres entrelacées que les sept portaient sur leurs chemises les montraient facilement du doigt.
On ne sait jamais, cet imbécile aurait pu apprendre fortuitement ma participation au viol et au meurtre. Par hasard, bien sûr, car moi je n'étais pas sur la photo. Mais on ne sait jamais, après tout il avait bien réussi à identifier la bande. C'était un bon flic, mais je ne pouvais décemment pas le laisser dans mon dos. Il n'avait jamais qu'une chance sur huit d'être mon fils.
J'ai frappé dès que j'ai pu, voilà tout, l'enfant au père inconnu qui voulait laver le déshonneur, la honte, le malheur, que sais-je encore comme sottise ! Heureusement j'ai eu la puce à l'oreille lorsqu'en regardant la photo l'enfant avait dit " Voilà le douanier... "
Il fallait avoir vu ce dernier vivant avant son assassinat, l'avoir vu avant sa mort, et en se rendant sur les lieux Duchemin n'était pas encore censé le connaître. Il avait un peu pédalé mou lorsque je lui avais dit connaître le coupable, et puis il s'était vite rassuré. Un rapide calcul avait fini, moi, de me convaincre du danger. Il avait vingt six ans et était donc né en 1945. Le reste n'était qu'un jeu, les freins qui cassent soi-disant, le dérapage, la plongée au fond du bassin.
Au moment de sortir de la voiture je l'avais empêché de prendre sa respiration, la bouffée d'air indispensable pour remonter. Il ne s'était pas vraiment débattu, trop surpris dans ce noir absolu, il était mort noyé sans résistance.
Un petit plongeon par dessus tout ça pour donner le change au nombreux public et le tour était joué.
Je regarde de nouveau le va et vient des ambulances.
La boucle est bouclée, l'assassin n'assassinera plus et les trois autres violeurs vivront le reste de leur vie avec la peur de payer à leur tour. C'est une belle punition.
Moi je suis bien tranquille, en plus j'ai fait mon boulot.
Chacun a eu ce qu'il méritait, tout est bien, je ne vais pas commencer aujourd'hui à engraisser des remords.
Les souvenirs suffisent.