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L’herbe aux lapins

Il fallait bien que ça arrive.
C’était de nouveau mon tour, comme prévu, sans discussion possible.
La semaine dernière j’avais essayé d’y échapper en échangeant avec deux vaisselles. Mais je n’aime pas non plus faire la vaisselle, et puis au moins aujourd’hui l’herbe est sèche. Rien de plus désagréable que de marcher dans l’herbe mouillée qui vous monte jusqu’au genou et finit par détremper les chaussures et les chaussettes.
- Tu penses à aller chercher de l’herbe pour les lapins ?
Bien sûr, depuis que je suis levé cette seule pensée occupe mon esprit, le grand sac de toile rugueuse, la faucille et le couteau pour les belles prises. Pissenlits, plantains, et autres qui demandent une attention particulière.
- J’y vais maintenant.
Aujourd’hui jeudi, il n’y a pas d’école. En faisant vite et en choisissant un bon coin je peux être de retour dans une demi heure, il sera encore temps de retrouver les copains dans la cabane, rien n'est perdu et la journée peut être encore rattrapée.
J’enfile mes brodequins, je les lace au jugé et descends au jardin.
Pire que tout pour commencer, pousser la porte magnifiquement ornée d’un coeur dans sa partie supérieure et qui autrefois, avant le modernisme, donnait accès au lieu d’aisance. Et au monde terrifiant des araignées aux longues pattes, les faucheux, qui se dissimulaient dans tous les recoins possibles. Il devait y avoir également d’autres horreurs plus discrètes que je n’osais imaginer mais qui ne devaient pas manquer d'exister malgré tout.
Maman venait avec son balai presque tous les jours pour les déloger, mais les rebelles semblaient imperturbables et innombrables occupant patiemment l’endroit en attendant qu’elle se fatigue. Elles ne connaissent pas maman.
- Vous m’aurez pas.
Le rituel qui commence.
Je tire la langue à tous ces monstres tapis dans l’ombre. Depuis deux ans le lieu ne sert plus que de remise pour les outils de jardin et les bottes de paille. Vive le progrès.
Je m’empare de la faucille et du sac sans en avoir l’air, mais néanmoins très attentif à leur petit manège, on ne sait jamais. Si au lieu de se mettre à danser dans leurs toiles ces imbéciles se prenaient l’idée de se jeter sur moi. Je préfère les avoir à l’oeil au cas ou.
C’est le moment que je déteste le plus, après c’est juste une balade dans la campagne qui s’éveille. Choisir un champ, pas toujours le même, enjamber la barrière et à l’abri d’une haie commencer à couper. Le tout le plus discrètement du monde pour ne pas attirer l’attention.
Et puis l’oreille aux aguets, très important. Ca fait partie de la panoplie du parfait ramasseur d’herbe pour les lapins, rester à l’écoute du moindre bruit suspect pour pouvoir détaler avec tout l’attirail et sans risque de se faire courir après par les propriétaires du champ. Ils n’aiment pas ça et galopent après vous en le hurlant !
Une seule fois je me suis fait surprendre, je n’avais du mon salut qu’à de grandes enjambées à travers les hautes herbes. Encore que, avec le recul je me demande si mon frère n’était pas venu faire la grosse voix derrière la haie pour me flanquer la trouille.
Tout bien réfléchi, j’aurais du me retourner au moins une fois dans ma fuite pour identifier mon agresseur. Il faudra que je pense à lui faire une petite visite quand ça va être son tour. Moi aussi je sais m’approcher d'une haie sans faire de bruit et parler fort.
Les renoncules tombent généreusement et emplissent le sac, pêle-mêle avec l’herbe et autres délices du lapin. Encore dix minutes et j’aurai fait le plein de nourriture, mais c’est incroyable comme ces bêtes là peuvent manger ! Deux grands coups de faucilles, deux énormes pissenlits, ça y est, le plein est fait.
- Ouf !
Je respire à pleins poumons l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, je suis en sueur. Mais heureux dans ce champ qui sent bon le début de l’été et les vacances qui approchent. Pas un bruit, juste ma respiration, de toute la force de mes dix ans je jette le sac sur mon dos.
Les lapins vont être contents de mon travail, maman aussi, et la journée commence à peine.
Cent mètres dans le chemin, la route ensuite, avec la vallée qui se découvre en contre bas, ses vaches et ses maisons qui prennent le soleil.
- On y prendrait goût à ces sorties !
Ca aussi c’était le rituel. Forcé d’y aller, mais une fois perdu au milieu des champs, heureux d’y être et qui ne donnerait sa place pour rien au monde.
L’herbe aux lapins.
A bien y réfléchir j’ai du passer à la faucille des hectares entiers, coupé plusieurs tonnes d’ajoncs, je me suis piqué dans les orties, dans les ronces, je me suis coupé, je me suis accroché dans les barbelés. Je suis rentré trempé, griffé, éreinté, mais les moments inoubliables comme ceux là valent toutes les peines.
Juste un détail pourtant.
J’ai nourri certainement plusieurs centaines de lapins au cours de ces années de jeunesse.
Je n’en ai jamais mangé. Peut être à cause de leurs grands yeux pleins de tendresse.