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Hivers

C’était la pompe en fonte qui avait tout de suite retenu notre attention. Superbe et triomphante, noire et attirante.
Mon frère et moi étions trop jeunes pour comprendre son sens profond et son utilité précise. Quant à ma soeur, notre aînée, elle en avait tiré aussitôt les conclusions.
- J’espère qu’il y a l’eau courante !
Maman et papa avaient discrètement éludé la question en se dirigeant vers la porte d’entrée.
Septembre en profitait pour faire jouer ses rayons de soleil dans la cour. J’avais sept ans et cette maison perdue au fond d’une campagne que je n’imaginais même pas une heure avant était simplement extraordinaire.
Il nous avait fallu quelques secondes pour traverser la grange où le foin n’attendait que nos jeux, et déboucher sur un vaste verger où des poiriers pliaient sous le poids des fruits.
Notre premier bonjour à la maison.
Le soleil s’était couché ce soir là dans une excitation indescriptible, même si, et cela ne nous inquiétait pas outre mesure, même si l’eau courante arrêtait sa chevauchée dans la cour, au pied de cette fameuse pompe. Même si pour se chauffer il faudrait se contenter d’une cheminée unique dans la pièce du bas et de couvertures.
Après tout l’été se terminait en extrême douceur. Ici les vacances continuaient presque, il suffisait de regarder autour de soi pour s’en convaincre.
Quelle année fabuleuse.
J’avais sept ans et mon père alors partait tôt le matin pour se rendre au travail sur sa mobylette orange, avec biplace s’il vous plaît. Combien de fois je l’ai vu ouvrir cette grille de fer qui interdisait l’entrée de la cour, la refermer doucement sans bruit, comme pour ne pas réveiller un village endormi. Il poussait sa machine sur une centaine de mètre, démarrait et disparaissait dans la campagne.
Nous avions vu l’hiver arriver, et les couvertures sortir du placard comme une volée d’escargots après l’averse, mais Dieu que le lit était froid ! Et l’eau de la pompe ! Emmitouflée comme une esquimaude pour lutter contre le froid. Mise hors d’état par le gel, et c’était la source située deux kilomètres plus haut dans les collines qu’il aurait fallu solliciter. Elle était donc l’objet des meilleurs soins, et mon père la soignait avec amour.
L’hiver avait pris possession des lieux, définitivement.
Un hiver mémorable ou la glace enserrait la côte, la mer gelée, du jamais vu dans la région de mémoire du petit garçon que j’étais. Et la neige était tombée sans retenue pendant des heures entières.
Il s’était installé pour plusieurs semaines.
Ce dimanche là, la mer avait vomi des cadavres de pieuvres, par centaines, c’était un tapis de chairs blanchies par le froid qui recouvrait la plage. Nous trouvions cela fantastique, tragique et beau car extraordinaire.
- Ce n’est pas demain que nous en pêcherons à la rocaille. Tout est là !
Nous adorions les pieuvres que papa ramenait les jours de marée, et que maman tapait sur une pierre pour les rendre tendres et délicieuses une fois cuites et assaisonnées. En salade froide, la famille entière en raffolait.
- Il faudra des années pour qu’elles reviennent. Peut être dix ou vingt ans. Et les ormeaux vont suivre le même chemin.
Les ormeaux ! De quoi damner un saint. Si eux aussi devaient mourir, la mer pouvait aussi bien disparaître. Tout de suite et pour toujours.
Mon frère et moi étions catastrophés, mais nous étions si jeune, et ce saccage tellement extraordinaire...
Papa était certainement impressionné, lui aussi, et la mer reprendrait ses droits dés le printemps. Certainement. Nous voulions qu’il en soit ainsi. L’hiver était vraiment trop exceptionnel pour bouder notre plaisir.
Comme ces glissades dans la cour de l’école, à n’en plus finir, à en souhaiter que le temps s’arrête, il ne l’aurait sans doute pas fait. Ou l’instituteur, toujours un oeil sur son piège dans le fond du jardin qui jouxtait l’école, et qu’il actionnait grâce à une ficelle. Il sortait récupérer ses prises régulièrement.
Papa avait fabriqué un chausse-trape du même tonneau, il fonctionnait sans relâche, les étourneaux ne savaient où donner de la tête et finissaient par la perdre. Maman avait vite appris à les déshabiller de leur plumage étincelant, et à les accommoder.
Un hiver comme en rêvent les enfants, même si la nuit il fallait remonter les édredons récalcitrants. La moindre miette de chaleur était la bienvenue. Même si la pompe fournissait une eau à zéro degrés. Comment dire ?
Nous avions notre jeunesse devant nous.
L’automne suivant nous avons déménagé vers d’autres contrées moins hostiles, à une vingtaine de kilomètres de là.
Les hivers ont passé, avec les années et les étourneaux.
Les ormeaux ne sont revenus que vingt cinq années plus tard, tout doucement juste à la limite des eaux descendantes. Sans bruit.
Hier j’ai vu des pêcheurs à pied sortir un octopode d’une anfractuosité. Trente ans que nos bons poulpes avaient disparu de nos côtes.
- Tu ne t’étais pas trompé papa, les pieuvres sont revenues.
J’ai remonté le col de mon manteau. J’apercevais la mer au loin à travers les arbres et les croix, le cimetière était recouvert d’un fin manteau blanc.
Encore un hiver. Un de plus.