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La lettre d'Elise
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Le chien et le pigeon
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Sans confession

Quand j'ai ouvert les yeux suite à l'intrusion brutale de la radio dans mon sommeil, ils donnaient les températures. Comme d'habitude, il ne va pas faire très chaud dans les environs, et si j'ai bien compris il devrait même pleuvoir.
C'est plus embêtant, nous sommes fin juillet et je comptais bien sur un peu de répit du côté du ciel. Deux mois sans pluie auraient été les bienvenus, les travaux sur le toit de l'église ne doivent commencer que début octobre.
J'ai toujours la crainte que la fuite ne prenne de plus importantes proportions et quelle n'abîme les tableaux sur les murs.
Ca serait vraiment une catastrophe, mais malheureusement je ne peux que prier.
- Dieu y pourvoira.
Je n'aime pas cette expression, il n'est pas là pour s'occuper de mon ordinaire. Le pot de confiture sur ma table n'est pas arrivé là par une opération divine.
J'ai dressé l'échelle, je suis monté dans le prunier et j'ai ramassé les prunes, ensuite j'ai ôté les noyaux, ajouté le sucre et j'ai surveillé la cuisson. C'est moi qui ai mis cette confiture dans les pots, pas lui.
- D'ailleurs elle est mieux réussie que celle de l'an dernier.
C'est vrai qu'Agathe m'a un peu aidé cette année, ça ne servirait à rien de le nier, à courir de gauche et de droite, j'aurais encore bien trouvé le moyen de la rater.
- Merci Agathe.
Agathe est une adorable vieille dame, les sots l'appelleraient la bonne du curé, les païens la nommeraient grenouille de bénitier, quant à moi je ne lui ai pas trouvé de sobriquet. Et ce matin là Agathe est déjà dans l'église, époussetant ça et là, rangeant, disposant, que ferais-je sans elle !
Depuis quelques temps je lui trouve un air préoccupé, je devine qu'elle a quelque chose à me dire, à me demander ou à me confier.
Elle tourne autour du pot, comme le ferait une guêpe attirée par les subtiles fragrances du sucre et des fruits qui mijotent dans la marmite. Je me débrouille toujours pour les chasser sans leur faire de mal, ce n'est pas par excès de sentimentalisme, simplement sans elles on pourrait toujours chercher les fruits dans l'arbre. Je respecte ainsi chaque créature.
- Bonjour mon père.
Depuis le début de la semaine, je sais qu'elle veut me parler, elle va s'y résoudre au moment qu'elle va juger opportun. Je pourrais lui tendre une perche, mais cela voudrait dire que je devine son trouble, et je ne veux en aucun cas la mettre mal à l'aise. Alors je traîne moi aussi dans les allées, arrangeant un banc par ci par là.
- Mon père…je voudrais vous parler.
Je me suis rapproché d'elle. Agathe a dans les yeux la malice de ses vingt ans, elle pétille d'habitude d'une joie communicative, ce matin elle est triste.
- Bien sûr Agathe, nous sommes de bon matin, et nous avons tout notre temps.
Elle est embarrassée.
- Mais je ne sais à qui m'adresser, de l'homme ou de l'homme d'église.
Plus que de l'embarras, de la gêne. De la honte, il y a de la honte dans ses yeux.
- Comment vous dire sans savoir ce qui vous ennuie ?
- C'est un secret, un très ancien secret…
C'est le caractère premier du secret de ne point l'être pour tout le monde, et pour connaître bien les hommes à travers mon sacerdoce, je sais qu'il n'en est qu'un de véritablement immuable. Celui de la confession.
- Un secret Agathe ? En êtes vous certaine ? Parfois on pense être le seul à savoir, quand on n'est en fait que le seul à ignorer.
- Non mon père, il s'agit d'un vrai secret. Depuis longtemps il tourne dans ma tête, et je ne sais que faire pour l'en chasser. Je pourrais vous le dire sous le sacrement de la confession, mais alors il serait tout autant celé et pour toujours. Cela ne m'avancerait à rien. Et si je vous le dis dans la discussion que nous avons maintenant, je le trahis, or j'ai juré de le taire.
- Vous ne voulez pas que je sois excommunié pour avoir révélé votre secret, mais vous ne pouvez m'en dire plus sous peine de vous renier.
Agathe avait levé les yeux et cherchait à imprimer dans les miens ce qui encombrait sa foi et son esprit.
A ma connaissance, les actes de télépathie n'étaient pas chose courante dans nos campagnes. La parole étant encore, jusqu'à aujourd'hui la plus simple et plus efficace façon pour dire.
- Nous voilà bien embêtés. Agathe, pensez-vous que ce secret doit être connu ? J'entends par là, pensez-vous qu'en ne le révélant pas vous mettez des vies en danger ?
Il y avait dans son regard toutes les interrogations du monde. Le soleil aurait pu à cet instant se remettre à tourner autour de la terre.
- Si ce secret n'engage que l'ordinaire de la vie des hommes, vous pouvez sans manières l'oublier et l'abandonner comme on vous l'a donné ou comme vous l'avez pris, sans y mettre votre cœur.
- Je sais tout cela mon père. Si ça n'était que le fils du voisin chapardant des pommes dans le jardin du presbytère, je ne serais pas là à me morfondre. Je peux à l'occasion ne pas me mêler des affaires des autres quand je n'y suis pas invitée.
Je connais Agathe depuis plusieurs années, elle était là déjà du temps de mon prédécesseur qu'elle aidait aussi dans les affaires ménagères.
Le père Jean était un brave homme, il n'avait quitté ce village qu'avec grande contrariété, pour une retraite méritée mais dont il avait peu profité.
En plus de dix ans nous avons appris à nous connaître, Agathe et moi. Elle avait deux enfants qui volaient de leurs propres ailes depuis bien longtemps, quant à son mari il avait disparu un beau matin la laissant se débrouiller avec leurs deux filles en bas âge.
Agathe avait donc du temps de libre, et l'atmosphère sereine et reposante de l'église lui convenait parfaitement.
- Mon père, la chose est plus grave.
- Un péché capital ? Un péché mortel ?
En secouant la tête elle m'indiquait son chemin de croix.
- Vous pourriez vous rendre à la gendarmerie ? Ils ont eux aussi un devoir de réserve, ils sauraient vous conseiller ou entendre ce secret. Certainement ils en feraient bon usage et ne divulgueraient que le strict nécessaire. Peut être même pourraient-ils vous en délivrer sans augmenter votre malaise.
Agathe hochait négativement la tête.
- J'ai juré de me taire mon père je l'ai fait sur la tête de mes enfants.
- Et l'écrire, vous pourriez l'écrire peut être, et brûler cet aveu ensuite, cela vous libérerait c'est certain.
- Je l'ai fait cent fois au moins. Mais je n'ai pas réussi à faire disparaître le secret, il n'y a guère que la mort qui parviendra à me délivrer. Tant que je le garderai en tête, il sera là pour me répéter qu'il est trop à l'étroit, que je dois le révéler afin qu'il puisse enfin lui aussi connaître la paix.
C'était chercher la quadrature du cercle.
Agathe aurait voulu, mais ne pouvait point, alors elle me demandait simplement comment rendre possible ce qui ne l'était pas.
- Vous attendez un miracle.
C'était la première fois qu'on me demandait une telle chose en vingt ans.
L'usage voulait dans ce cas que l'on s'adresse directement à Dieu, une bonne prière dûment justifiée pouvait encore avoir une chance d'aboutir. C'était lui qui faisait les prodiges, je n'avais encore quant à moi jamais changé les pierres en pains de seigle, et l'idée de le tenter ne m'avait pas effleuré jusqu'à aujourd'hui.
- Je sais que c'est impossible, mais je pensais que vous pourriez quand même m'aider ou me conseiller.
- Et il ne servirait à rien que je détienne le secret de votre secret que je ne pourrais moi-même dévoiler. A moins que.
- A moins que ?
- Je puis peut être vous aider malgré tout, je vais vous raconter une histoire. Quand je suis arrivé ici il y a dix ans, le père Jean a aussitôt tenu à se confesser à moi. Il détenait disait-il un terrible secret qu'on lui avait confié depuis longtemps sous le sceau de la confession. J'en suis devenu également le détenteur, muet. Je sais quels remords vous rongent, mais en attendant la justice divine, il vous faudra vous passer de celle des hommes. Par contre si vous désirez me dire là, maintenant, sur ce banc, dans cette église, comment vous avez tué votre mari que vous avez ensuite jeté dans votre puits, puis accusé de s'être enfui en vous abandonnant, vous le pouvez, et j'aurai alors loisir d'en rendre compte immédiatement aux gendarmes. Sinon Agathe, vous garderez votre secret pour toujours enfoui au fond de vous comme vous vous l'êtes juré. Et il continuera de vous dévorer les sangs en silence.
Comme je le disais, c'est le caractère premier du secret de ne point l'être pour tout le monde.