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 La corneille

 Elle est toute proche, debout comme une amphore
 Qui ne regarde rien, seulement devant elle,
 Impatiente et têtue, infecte hellébore,
 Elle s'enracine dans mon esprit dentelle.
 
 J'ignore encore le nom de cette colporteuse,
 Elle est simplement là, taciturne et morose,
 Avec l'air important, importune morveuse
 Ses griffes pouilleuses enserrent ma névrose.
 
 Que me veux-tu, quel est le but de ta visite?
 Son sourire taquin se fige dans la pierre,
 Elle ne répond pas, barguigne un peu, hésite,
 Elle ne sait plus rien d'aujourd'hui ni d'hier.
 
 Est-elle là pour moi ou mauvaise fortune?
 Cette menace n'est qu'une fâcheuse aubaine?
 La porte du voisin aurait fait opportune,
 Même mauvais profit à l'agaçante urbaine?
 
 L'étrangère tranche dans sa fourbe posture,
 Je ne veux dans l'instant lui exposer mes craintes,
 Ecrivaillon poltron sous cette dictature,
 J'affiche un courage dont je n'ai que la feinte.
 
 Je lui rends les armes ou bien je l'apostrophe?
 Je lui lance un défi pour me rendre plus fort?
 Dans un élan hardi contre le phagotrophe,
 Je la rejette au loin et sans le moindre effort.
 
 Jamais je le sais bien je n'aurai cette audace,
 Je l'entends dans mon dos qui fait bruisser ses ailes,
 La voilà qui jabote, elle devient loquace,
 Je comprends à son ton qu'elle cherche querelle.
 
   Je redoute sans doute une mauvaise joute,
 Je ne sais qui elle est ni quelle est sa figure,
 Mais je sais qu'un combat ira à la déroute
 Contre l'oiseau puissant de bien méchant augure.
 
 Il me faudrait m'enfuir, s'il est encore temps,
 Traverser le jardin, et filer à l'anglaise,
 Me perdre en la forêt, me jeter dans l'étang,
 Dans un puits abyssal, du haut d'une falaise.
 
 Me faut-il donc mourir pour taire ma frayeur?
 Renoncer au soleil par peur d'une chimère,
 Et tomber dans les mains d'un poli fossoyeur!
 Ne puis-je donc d'un geste écarter l'éphémère!
 
 J'ai senti tout à coup son haleine fétide,
 Elle était devant moi me reniflant curieuse,
 Stupide cariatide aux yeux creux et turpides,
 M'interpella alors de manière obséquieuse.
 
 "Je te vois bien tremblant dans tes piteuses chausses,
 Tu ruisselles de sueur, et ton teint est bien pâle,
 Je te sens plein d'effroi, anodin gâte-sauce,
 Tu as le souffle court, tu ahanes et tu râles.
 
 Le fautif avorton aurait l'âme coupable ?
 D'impurs agissements, quelques noires actions?
 Je flaire que tu n'es pas tout irréprochable,
 Dorment dans tes tiroirs, une ou deux exactions!"
 
 L'insidieuse pendule égrainait ma souffrance,
 Je ne me voyais pas dînant avec l'intruse,
 Ecoutant sans broncher le flot des remontrances,
 De récriminations obscures et abstruses.
 
 Pendant que dans le soir ma conviction s'effrange,
 En longs rubans douteux aux couleurs de ses yeux,
 Je commence à comprendre ou m'amène l'étrange.
 Vers la mort ou l'ennui. Où vont mourir les vieux.
 
 Crachant entre ses dents, elle a repris, soucieuse:
 "Nous devrions rentrer, j'en suis vraiment chagrine,
 Le temps est révolu, les minutes précieuses,
 Il pleut un peu dehors, passe ta pèlerine."
 
 Nous traversons la ville, elle est sur mon épaule,
 Un silence contrit vagabonde avec nous,
 Nous cheminons sans bruit, chacun dans notre rôle,
 Nous arrivons enfin à notre rendez-vous.
 
 "C'est ici dans trois nuits dans la fosse commune
 Qu'on mettra ta dépouille en dérisoires pompes,
 On attendra pour ça que se cache la lune,
 Que les formes, les gens, le monde entier s'estompe.
 
 A moins que sur le champ tu ne fasses promesse,
 De bannir pour toujours du reste de tes jours,
 Ton goût immodéré et sans grande sagesse
 Pour ce breuvage impur qui te vaut ce discours.
 
 Tu connais le marché, tu restes ton seul maître,
 Selon ce simple choix, s'en ira ton destin,
 Et tu sais maintenant ce qu'il te faut connaître.
 Je vais m'en retourner, messager clandestin,
 
 Dans le monde où je vis et te laisser seul juge.
 Je suis le dernier trait de ta pauvre raison,
 Ton ultime secours, improbable refuge.
 Je te laisse poète élire ta maison"
 
 L'animal est parti, apportant le silence,
 Me laissant tout transi de cette alternative,
 Ou bien mourir demain ou lui faire allégeance,
 Que n'est-elle venue à l'heure apéritive!
 
 Nous aurions tous les deux trinqué à nos amours,
 Aux jolies femmes, à leurs maris bafoués,
 Au temps qui le passe à s'enfuir, ou aux beaux jours,
 Aux vers de douze pieds, à nos amis dévoués.
 
 Il est trop tard je crois pour le chant et la danse,
 Je reviens tout penaud dans ma pauvre mansarde,
 J'ai oublié l'oiseau et son outrecuidance,
 Qui nulle part ailleurs qu'en mon esprit musarde.
 
 C'est le prix à payer d'une âme vagabonde.
 Je peux imaginer quelques autres excuses,
 Faire cancaner ma conscience furibonde,
 Je ne suis qu'un pochard aux idées confuses.
 
 Je suis la victime d'improbables visions,
 Dont j'estime d'ailleurs la taille plutôt mince,
 Tout cela n'est qu'un jeu à prendre en dérision,
 Je ne vais pas pleurer d'une porte qui grince!
 
 Accepte mon mépris, famélique mégère,
 Reviens donc m'égayer si tu en as courage,
 Quant à moi de ce pas d'une tête légère,
 Je reprends ma plume, je repars à l'ouvrage.
 
 J'entendais au lointain comme une psalmodie,
 Le cri presque étouffé de la vile corneille,
 Qui me poussait ferme vers la palinodie.
 Et voulait m'éloigner de la dive bouteille.
 
 Il lui importe tant que je sois un ivrogne?
 Je bois pour oublier, pour oublier ma vie.
 Que l'on porte mon corps plus tôt à la charogne
 Ne fera qu'abréger mon goût pour l'eau-de-vie.
 
 Elle vient de se poser sur le haut de ma porte,
 Elle veut à tout prix assurer son étreinte,
 J'ai décidé pourtant d'ignorer cette escorte.
 J'ai repris au goulot un grand gorgeon d'absinthe.